RENCONTRES AU SOMMET
FEVRIER 2022
Une cinquantaine de poulets nourris au grain se sont donnés rendez-vous au CNEA de Font-Romeu en ce mois de janvier 2022. Je reconnais certains grognards qui ont été de toutes les guerres. Parmi eux, le troisième ligne de l’USAP Damien Chouly ainsi que son capitaine Mathieu Acebes, Bakary Méïte (ancien capitaine de la Côte d’Ivoire et joueur PRO à Béziers et Carcassonne) … et autres laboureurs issus des villages voisins. Non, ils ne sont pas venus ici dans les montagnes catalanes pour acheter du terrain mais pour vivre et partager de nouvelles expériences au contact des sportifs du CNEA et pour préparer le diplôme d’Etat d’entraîneur de rugby organisé par le CREPS de Montpellier. Le chef de la bande dégage une force tranquille. De son temps, il fut un jeune coq de bruyère, pas un de ces chapons lourds et gras, un joueur de ¾ vif et malicieux. Il a gardé sa malice. Sa commande était simple. Casser les représentations, créer le doute, amener les prétendants à s’interroger sur leurs pratiques, …. afin de capitaliser sur leurs propres expériences et découvrir d’autres univers.
CONVERSATION avec Sébastien Bertrank et Michel Verger
FD : Vous organisez depuis longtemps des formations dans le milieu du rugby. Au regard de l’historique des formations que vous avez vécues et de l’objectif de formation des entraîneurs quelle est votre vision aujourd’hui de la formation du joueur ?
Sébastien Bertrank : Le rugbyman, le monde du rugby, est un environnement assez conservateur. Dans la culture rugby, l’enseignement est très descendant. C’est beaucoup de croyances comme dans tout environnement. Bon après, il y a de la singularité en fonction des parcours de vie des mecs mais globalement, c’est un peu toujours la même chose.
Le postulat de départ avec Gilles Garcia en 2009, avait été de proposer plutôt un Diplôme d’État qu’un Brevet Professionnel, parce que l’on souhaitait insister sur la notion de compétences et de savoirs contextualisés… Nous voulions arrêter le descendant, les connaissances… et ça a été notre fil conducteur. Et depuis treize ans sur ce Diplôme d’État, on n’a pas cessé de réinventer en permanence. Cette année on a encore poussé le curseur sur l’humain, l’expérience, la vie… en plaçant les quatre premières semaines de formation sur ces aspects-là. L’idée est d’amener ces rugbymans à procéder à un pas de côté par rapport à leurs représentations de ce que peut être le rugby et leur métier d’entraîneur.
Michel Verger : L’intérêt de cette formation est qu’elle est conçue sur le mode de la pédagogie inversée. Sur la base de leurs expériences personnelles, de quelques lectures essentielles, il nous est paru primordial d’échanger avec eux sur les problèmes rencontrés dans leurs pratiques, et sur la façon dont ils s’y prennent pour les résoudre.
Je ne voulais plus procéder comme je l’ai fait trop longtemps lorsque j’enseignais en STAPS à Clermont-Ferrand. On gavait les étudiants de contenus sans se préoccuper de ce qu’ils allaient en faire. Et au final, il ne leur restait rien, pas grand-chose, à peine 1% des contenus enseignés. Quelle perte de temps et d’énergie ! La plupart d’entre eux ne lisaient rien. Juste pour avoir les examens. Ici, on procède de manière inversée. Le point de départ de la discussion se fait à partir de la lecture de quelques documents qui nous paraissent incontournables (comme Les trois univers de compréhension de la performance humaine – François Bigrel ). Cela permet d’interroger leurs manières d’enseigner et plus largement porter une réflexion sur les contenus qu’ils proposent.
FD : Je ne sais pas si l’on peut dire que ces joueurs en formation sont « formatés », mais cela laisserait entendre qu’il serait nécessaire de les amener à un long travail de déconstruction de leurs représentations. C’est quand même étonnant que ce préalable vous apparaisse aussi essentiel pour aborder la formation des entraîneurs. Mais ça interroge quand même, passer autant de temps à déconstruire. Cela dit peut-être qu’en amont, dans leur formation initiale, ces joueurs n’ont pas été formés, ou n’ont pas pensé leur formation en tant que joueur ; ou que la vision de la performance n’a pas suffisamment été réfléchie par les entraîneurs.
SB : C’est pour cela qu’il faut du temps et que nous avons mis en place une formation sur deux ans, et même, ce ne sera pas suffisant. Les changements opèrent souvent à la fin de la formation ou après la formation. Et c’est souvent lorsqu’on les revoit quelques années plus tard que l’on se rend compte des transformations qu’ils ont opérés dans leurs pratiques d’entraîneur.
A l’issue de mon intervention avec votre groupe, un jeune entraîneur en formation m’avait interpellé : « Je suis d’accord sur l’approche éducative, mais après il faut bien rentrer dans les contenus. A quel moment doit-on intégrer les contenus ? ». Sa question est révélatrice d’une vision de la performance où les choses s’excluent les unes des autres. Comme s’il existait deux mondes, celui de l’éducation, le monde de l’EPS à l’ancienne marqué par des auteurs comme Pierre Parlebas [1], qui consisterait à gesticuler pour développer des habiletés motrices en dehors de toute situation de jeu ; celui du réel qui serait le rugby avec sa technique et ses contenus.
[1] Pierre Parlebas : Son travail introduit à une science de l’action motrice, une « praxéologie motrice ». Il prend ses sources dans la logique, les mathématiques, la sociométrie, la linguistique et la sémiotique à la recherche de voies de formalisation des conduites. Il milite plus pour aborder l’éducation physique scientifiquement que pour la considérer ou la constituer comme une science : « l’EPS sera scientifique ou ne sera pas ». Elle devrait être une « pédagogie des conduites motrices ».
SB : C’est pour cela que le temps de formation, un temps de transformation long, est nécessaire pour interroger nos représentations. Il faut laisser le temps pour que la maturation opère. Mais cela exige de semer, d’allumer des lumières pour créer des ouvertures.
Dans un registre similaire, un autre jeune me demande : « Ok je comprends ce que tu dis, mais comment je fais au quotidien ? » Sa question était révélatrice de l’ère de temps qui voudrait que l’on ait tout, tout de suite. La transformation est un processus lent de maturation, d’incubation. Le sport de haut niveau exige également beaucoup de patience et les entraîneurs et athlètes sont pressés. Ils en oublient alors les processus de transformation incontournables en trouvant une réponse immédiate qui consiste trop souvent à proposer des contenus sans les avoir mis en perspective.
SB : Oui, c’est pour cela que c’est une richesse formidable pour nous de travailler comme ça. On essaye d’être en mouvement permanent car on sait que l’humain étant complexe, toute vérité est insaisissable. Dans ce sens, il est nécessaire systématiquement d’interroger et de mettre en perspective cette soi-disant vérité, … La singularité de chaque individu s’affirme au fil des jours et il ne s’agit pas d’un processus linéaire. Il y a un moment, où le mec est en train de s’ouvrir à autre chose, de se transformer. L’athlète, comme l’entraîneur ou le formateur doit en permanence se renouveler. C’est usant, de ne pas pouvoir se la couler douce sous le soleil de la vérité. Pour nous, formateurs, c’est un éternel recommencement. On désespère parfois de ne jamais pouvoir y arriver. Les individus écoutent si peu ; les croyances, les représentations sont si fortement ancrées qu’on a parfois l’impression de passer notre temps à écoper un bateau percé. On rencontre tellement de résistances dès que l’on tente d’interroger le réel.
Tu le vois bien, les questions posées montrent bien que tes propos ont été écoutés mais pas toujours entendus. D’une manière générale, le groupe n’est pas vraiment dans une écoute active, … Je vais loin, mais les gens profitent souvent de ce que les autres disent pour parler d’eux-mêmes, ils sont en écho à eux-mêmes, en résonnance avec eux-mêmes. Deux personnes qui échangent sont souvent dans des monologues (ne rencontrent pas l’autre, ils s’en foutent). On est confronté à ce genre de situation. Les questions posées sont pour la plupart inductives. C’est une opinion qu’ils transmettent : « Vous n’avez pas peur que … ? ». Bon déjà, ce n’est pas une question ! Pour être dans une posture d’écoute, il faut qu’ils arrivent à se poser. J’ai pourtant la conviction que ce qu’on leur propose est d’une grande richesse. C’est magnifique, ça sent la vie … et puis in fine on arrive souvent à quelques petits résultats.
FD : Mais c’est aussi le métier d’entraîneur qui veut ça. Les processus que vous mettez en place dans votre métier de formateur sont les mêmes que les processus que doivent engager les entraîneurs avec les jeunes d’une équipe. Il n’y a pas de différence de nature. L’entraîneur est toujours amené à s’interroger sur ses choix, à ajuster, à réguler à partir de l’observation des faits. Interroger la situation de jeu nécessite de s’appuyer sur l’existant, sur ce qui s’est fait… sachant qu’on ne sait pas ce qu’il va arriver puisque la performance est à venir. Mais observer, constater ne saurait suffire. Les entraîneurs doivent se demander : « Que s’est-il passé ? Pourquoi ça a merdé ? Pourquoi ça a marché ? Comment rester en permanence disponible à l’évènement, à ce qui est en train de se passer ?
SB : Pour aller dans ton sens, la période COVID que nous avons tous vécue dans la difficulté a été une vraie opportunité pour nous interroger et innover sur la façon dont on allait s’y prendre pour maintenir l’engagement et l’implication des stagiaires à distance. Avec toujours l’idée de pédagogie inversée, de co-construction, toutes ces choses-là….
On a élaboré un scénario pédagogique en visio. Après avoir défini des thèmes à traiter comme la touche, la mêlée, … On a constitué des petits groupes de réflexion, réunis en salle de cours virtuelle lesquels disposaient de 10’ pour présenter leurs travaux. Peu importait le temps qu’ils y passaient (deux heures, cinq heures, …), l’essentiel était qu’ils se penchent sur le sujet, qu’ils échangent, confrontent leurs points de vue, hiérarchisent leurs priorités, … sans connaître « l’invité mystère » en charge de les évaluer, de les challenger et de classer les meilleures productions. Un vrai challenge, avec podium et mise en scène !
Pour les stagiaires, l’incertitude de ne pas connaître l’Invité Mystère et de les découvrir comme à la téloche. Ah putain c’est lui. Les mecs présentaient leurs trucs, les intervenants étaient en sueur… En amont bien sûr, on avait préparé la situation avec les invités « Mystère ». Il s’agissait de trois entraîneurs pros, que je connaissais bien humainement, et qui avaient une vraie confiance dans mes propositions. Ils les avaient accepté avec le sourire parce qu’ils savaient comment je procédais : « On met le bordel et on verra ce qui va en ressortir. ».
Mais cela ne me suffisait pas, je souhaitais également placer ces entraîneurs pros (Les pairs) dans une logique de pyramide inversée à laquelle ils n’étaient pas habitués. « Donc, je leur présente une thématique du rugby ? … Non, tu ne leurs présentes rien. Tu vas partir de ce qu’ils vont te proposer. Non, mais il faut bien que je présente quelque chose… ? Mais tu te rends compte, je vais passer pour quoi ? Non, tu écoutes, tu interroges, tu questionnes, tu donnes ton avis, tu prends des notes, … ».
Pour nous formateurs, le fait que les entraîneurs insistent sur tel ou tel aspect s’avérait d’autant plus intéressant que leurs points de vue renvoyaient à leurs connaissances, leurs propres représentations de la formation du joueur et de la performance en rugby, bref de leurs propres vérités et de leurs visions respectives. Et puis cela a amené les entraîneurs à improviser une synthèse à l’opposé des discours préparés et convenus auxquels ils sont habitués. Par la suite on s’est appuyé sur cette matière pour débriefer entre nous et avec les stagiaires, lors d’échanges ultérieurs…
C’était d’une richesse ! Les échanges étaient spontanés. Tous nous ont dit que c’était une expérience très riche. Michel et moi partageons l’intuition de la nécessité de proposer autre chose que ces interminables visios ou conférences qui durent des heures. C’est peut-être parce que l’on partage cette sensibilité à l’environnement, à l’humain. Donc on se fait du bien.
Mais cette déconstruction doit également opérer auprès des formateurs. Ce saut dans le vide n’est possible que s’’ils sont en mesure d’interroger leurs propres représentations; avec la conviction qu’ils peuvent inventer une approche alternative qui s’appuie essentiellement sur le plaisir, la joie, la singularité, l’humain.
FD : Comment avez-vous conçu l’architecture de cette formation ? Au-delà du respect du cahier des charges règlementaires, comment comptez-vous insuffler les éléments qui vous paraissent essentiels ?
SB : La formation se déroule sur 700 heures avec des contenus incontournables, répartis globalement autour des valeurs, de l’histoire, du management du groupe et des contenus plus techniques, …
Les unités de compétence 1 et 2 sont essentiellement centrées sur la conception et la mise en œuvre d’un projet. Les unités de compétence 3 et 4 concernent essentiellement le rugby, les aspects liés à la pédagogie ainsi que les aspects techniques (la touche, la mêlée, …). Tout ça ! (Silence)
FD : Ce silence est redoutable
SB : Oui… On a donc tout ça sur la table. Les mecs qui entrent en formation sont généralement plus enclins à attendre des recettes, des contenus que d’interroger le sens de ce qu’ils proposent. Ils veulent la gamelle, ils attendent la nourriture. Nous par contre… plus que jamais, on entre dans la formation par les individus. L’idée est de les déstabiliser, de créer le chaos dans leurs représentations, leurs certitudes.
En ce moment, je le vois bien, ils intériorisent une certaine colère qui s’exprime sur différents registres. Je perçois bien parfois une certaine violence dans les échanges. He oui, ça pique… parce qu’ils sont dans des mécanismes de résistance forte, mais c’est l’objectif.
FD : C’est un peu comme le « shark feeding » qui consiste à donner à manger aux requins sans qu’ils aient besoin de trouver ni de chasser leur nourriture. On crée les conditions de la dépendance.
SB : Oui, à leur arrivé certains pensaient qu’il suffirait d’avaler les contenus pour être bon entraîneur. D’ailleurs c’est ce que certains ne comprennent pas. « Bon alors quand est-ce que ça commence ? On va où ? Vous nous prenez pour des cons ? » Je caricature. Mais on en est là actuellement. En fait deux options s’offrent à nous. Soit on entre par l’explication, les connaissances, et on dit que c’est comme ça au titre de notre expertise ; Soit on parle moins, mais on les invite à vivre des situations inhabituelles dans un environnement qu’ils ne connaissent pas pour ensuite échanger.
Notre option a été de partir de l’expérientiel, l’individu plutôt que les contenus.
Par expérience, je sais que si tu places les individus dans des environnements qu’ils maîtrisent, ils sont souvent dans la reproduction de ce qu’ils font, juste par facilité et par habitude. Et c’est plus difficile pour nous formateurs d’intervenir parce que les stagiaires sont souvent convaincus d’être dans le vrai, du fait qu’ils ont beaucoup pratiqué dans des situations similaires.
L’idée était donc de les placer dans des situations qu’ils n’avaient jamais vécues, de façon à être disponible à ce qui se passe, sans être parasité par leurs habitudes et leurs représentations. … Mais cela exige une posture d’humilité.
L’interrogation pédagogique partait du sujet dans son activité comme point de départ, plutôt que de partir des contenus. Par nécessité. Dans ce sens, nous étions pleinement dans cette logique de pyramide inversée. Ce qui peut être perturbant, j’en conviens, dans la mesure où les stagiaires ne pouvaient pas arriver avec des a priori ou des idées préconçues. Cela a été terrible pour eux, ce changement de paradigme. Et ils ont pris une branlée, une grosse branlée.
Dans cet esprit, l’articulation des modules a été pensée du plus loin d’eux au plus près de leurs pratiques. Des publics très éloignés de leur quotidien à des publics qu’ils connaissent bien. Partant de ça, l’idée de fond était de les mettre en situation et de mettre le bordel dans les tronches. A l’issue de chaque module, on débriefe par des entretiens d’explicitation. « Comment tu étais ? Qu’est-ce tu as senti ? …. »
– 1er temps : On va rencontrer les gens (à la rencontre de soi, de ses émotions …). Objectif : ouvrir les yeux (en les fermant).
– 2e temps : On va rencontrer l’activité rugby, son histoire (visite du collège de Rugby) – Universités, le deuxième plus vieux club du monde, la meilleure équipe pro d’Angleterre. Objectifs : Histoire, valeurs, appartenance.
– 3e temps : On va rencontrer les sports Co de haut-niveau au CREPS de Montpellier : Pôle France Volley, MHB (Handball). Objectifs : Continuer à ouvrir les yeux et tourner la tête.
– 4e temps : On va à la rencontre des sports individuels de haut niveau au CNEA de Font-Romeu (Lutte, Judo, Natation). Objectifs : remettre en cause ses croyances sur le combat, parfaire ses connaissances sur le combat. Rencontrer l’exigence des sports individuels.
– 5e temps : On va à la rencontre du milieu carcéral. Objectif : Amener des joueurs dans d’autres environnements qu’ils ne connaissent pas et les amener à réfléchir sur eux-mêmes et les autres.
La première semaine de formation s’est donc déroulée à Montrodat en Lozère dans le milieu du handicap. J’ai fait ce choix parce que je connaissais l’endroit et j’étais d’autant plus sensible que j’ai un frère handicapé.
Le plongeon dans l’univers du handicap a été fantastique. Cela m’a rappelé lorsque, CTS Rugby à La Réunion, nous nous étions déplacés à Tananarive (Madagascar), situé à peine deux heures d’avion, pour participer aux Jeux des îles. Tu as l’impression de remonter soixante ans en arrière. Les deux-chevaux, les villages que tu traversais pour aller au stade, les lépreux aux visages qui suppurent, les estropiés sur le bord des routes, … Personnellement, ça m’avait bouleversé, … et après cette expérience je n’étais plus tout-à-fait le même.
Le thème du deuxième rassemblement était axé sur l’histoire, les valeurs, la culture rugby. On leur avait fait parvenir deux films à regarder : « Coach Carter » et « Les Chariots de feu », au regard des contenus en lien avec l’histoire, les valeurs, … et puis on est parti en Angleterre, là où William Webb Ellis[1] a pris pour la première fois le ballon dans les bras au cours d’une partie de football.
[1] La légende veut que le rugby ait pris naissance au Collège de Rugby (Angleterre), ce jour de novembre 1823 où un élève du nom de William Webb Ellis se mit à courir avec le ballon dans ses bras, au cours d’une partie de football.
FD : C’était un retour aux racines et à l’histoire.
SB : Complètement. Plutôt que de proposer un diaporama en amphi, on souhaitait que nos stagiaires vivent les choses en situation. Donc, ils ont vécu ça et après ils sont allés rencontrer le deuxième plus vieux club du monde à Richmond, ils sont allés dans le club N1 du championnat d’Angleterre, où ils ont vécu les trucs les plus High Tech. Les mecs, ils ont mis des puces dans les ballons pour calculer les trajectoires, les temps de durée… Au niveau universitaire on a été à Nottingham. Les gars « Ah c’est génial tout ça ! » Mais nous on avait préparé. Ça s’est bien goupillé.
On avait choisi l’université de Loughborough parce qu’elle est reconnue comme la première université au monde dans le champ du sport. Là, ils ont assisté à un match universitaire avec 3000 personnes, un laboratoire de 60 personnes…. Sur 4,5 jours, ils ont vécu plusieurs mondes.
FD : Ne penses-tu pas qu’aller à la rencontre de clubs qui disposent de tels moyens, de tout un arsenal d’outils High Tech, porte le risque que ces jeunes entraîneurs pourraient se sentir incapables de performer dans leurs clubs qui ne disposent pas de ces nouvelles technologies ?
SB : C’était surtout l’occasion d’ouvrir le débat. Bien sûr que l’on assiste à une course à l’échalote, à la technologie pour avoir une longueur d’avance sur les autres. Tout se sait très vite dans notre milieu. Tout le monde se copie. La priorité doit être orientée sur l’humain. Ce sont les hommes (et les femmes) qui réalisent les performances, pas les outils. Dans le monde du rugby, on est trop focalisé sur les aspects secondaires (Ah ouais… fais voir ? Putain tes godasses ? Ah vous faîtes comme ça… ? ) et pas assez sur l’humain.
Le troisième temps consistait à aller à la rencontre des sports collectifs de haut niveau en s’appuyant sur le Pôle Français de Volley-Ball du Creps de Montpellier et notamment à échanger avec Marc Francastel du centre de formation.
Le quatrième temps est ici à Font-Romeu pour rencontrer les sports individuels et interroger la notion de combat dans le rugby. Le médecin Daniel Hardelin et le kiné Michel Riff nous ont fait un topo très intéressant sur l’entraînement en altitude, le stress environnemental et la gestion des blessures. Dans le milieu du sport, on parle facilement du transfert sans que ce terme n’ait été pleinement interrogé. Par exemple la notion de combat doit toujours être rapportée au jeu. Le combat en judo, en boxe, … n’a pas le même sens que le combat en rugby.
Dans le même registre les notions de culture et de transmission en rugby doivent être interrogées. De quelle transmission parle-t-on ? Nous, on se rend bien compte que les clubs sont souvent prisonniers de leurs histoires. Le rugby à Perpignan, à Clermont-Ferrand, à Toulouse ou à La Rochelle n’a pas la même ADN, la même culture. Pourtant cela reste du rugby.
FD : On parle beaucoup d’héritage, de transmission aujourd’hui dans le sport. Mais si la transmission est la reproduction du même, le système se sclérose et meurt. Il faut bien s’interroger sur ce que l’on entend par transmission. S’agit-il des valeurs, du style de jeu, des contenus, des habitudes, … ? Si la transmission consiste à reproduire le même dans une forme de verticalité qui se met en place dans la culture des clubs, ça tue la vie.
SB : Oui, c’est pour cela que le sujet est délicat dans notre milieu, parce que très vite, on touche au sacré, aux egos, aux habitudes que l’on ne prend plus le temps d’interroger …. Parce que c’est comme ça, diront certains.
En voulant créer le « Bordel », ce mot que j’adore, on prend le risque de créer des susceptibilités, des tensions parce que cela amène chacun à se sortir de sa zone de confort, à se réinventer, à développer de nouvelles habiletés, à envisager d’autres stratégies…La performance est à ce prix. Dans ce sens, « foutre le Bordel », j’adore. Parce que c’est la vie.
FD : Mais est-ce que la responsabilité de ce constat ne devrait pas être partagée, entre d’un côté, le club, son histoire, les anciens qui se veulent être les garants d’une certaine éthique et continuité, avec le risque de mettre un couvercle sur toute tentative de rénovation ; et de l’autre des éducateurs spécialisés nourris à la physiologie, à la psychologie, …tout un éventail d’expertises, en oubliant au passage que c’est toujours le joueur qui prend des décisions.
MV : Oui, étant issu de cette filière, je le constate tous les jours. Les contenus d’enseignements dans le sport ne visent pas à rendre un individu plus intelligent. Ils visent à répéter ce que la science serait supposée dire en oubliant la vie, le réel de la vie.
FD : Nos représentations ont tendance à séparer la formation du joueur, du haut niveau et du très haut niveau, et l’on fait de même avec les entraîneurs. Il y aurait les entraîneurs talentueux ; et partant de cette affirmation, ceux-là n’auraient pas besoin de se former. Et les autres peu talentueux qui devront travailler beaucoup plus et se former pour développer leurs compétences, …
SB : Former un joueur, un entraîneur demande du temps. Il faut que cela infuse par un travail de proximité, d’éducation, et de formation. En tout cas, il est important que ces joueurs et ces entraîneurs se construisent en mettant du sens dans leurs pratiques.
Et contrairement à ce que l’on peut entendre, il n’y a pas d’entraîneurs talentueux, il y a seulement des entraîneurs éduqués et formés à l’école du rugby et de ses valeurs.
propos recueillis par Francis Distinguin