TRIATHLON – AU CŒUR D’UNE STRATÉGIE GAGNANTE
Aurélien Quinion accède au top 10 (9ème) des Jeux Olympiques à Paris 2024 sur 20 km marche après avoir assisté à la naissance de sa fille Charlie dans la nuit. Bousculé par ses émotions et seulement trente minutes de sommeil, Aurélien réalise une remarquable performance en battant son record personnel. « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse » pourrait-il dire aujourd’hui, s’il était Arthur Rimbaud.
Ce résultat ne vient pas pour autant de nulle part. Il est le fruit d’un combat au long cours pour se réconcilier avec une vie chaotique qui l’a malmenée très longtemps. L’étrange coïncidence entre la naissance de sa fille et sa performance signe un nouveau départ plus heureux dans la vie. La marche de compétition aura été la rampe de sauvetage sur laquelle il s’est accroché pendant de nombreuses années.
Trahi par sa famille, Aurélien a développé une méfiance à l’égard des humains mais tel le Petit Prince, il croit dans sa bonne étoile : « C’est une folie de haïr toutes les roses parce qu’une épine vous a piqué, d’abandonner tous les rêves parce que l’un d’entre eux ne s’est pas réalisé, de renoncer à toutes les tentatives parce qu’on a échoué… C‘est une folie de condamner toutes les amitiés parce qu’une d’elles vous a trahi, de ne plus croire en l’amour juste parce qu’un d’entre eux a été infidèle, de jeter toutes les chances d’être heureux juste parce que quelque chose n’est pas allé dans la bonne direction. Il y aura toujours une autre occasion, un autre ami, un autre amour, une force nouvelle. Pour chaque fin il y a toujours un nouveau départ. »
Aurélien est d’un naturel méfiant. Il a tellement vu d’hypocrisie et de bassesse. L’univers de la performance est redoutable et sa relation avec ses entraîneurs n’a pas toujours été facile. Les organisations fédérales sont froides par nature, et les entraîneurs sont exigeants par nécessité. Créer les conditions de la rencontre entre un athlète « lunaire » et un entraîneur « affirmé » c’est envisager le mariage de la carpe et du lapin. Le chemin fut houleux notamment avec Pascal Chirat, entraîneur national de la marche Olympique qui reprochait à Aurélien de ne rien vouloir entendre. Aurélien considérant quant à lui que Pascal ne lui accordait pas beaucoup d’empathie et lui prêtait peu d’attention. Une véritable relation entraîneur/athlète évolue et s’élabore dans le temps long. Cela passe souvent par des tensions, des désaccords mais surtout par du partage et des échanges. S’écouter, se comprendre, s’apprivoiser demande du temps.
Lorsque le Petit Prince échange avec le renard, l’analogie avec l’athlète et l’entraîneur saute aux yeux :
– On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard.
– Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? interroge le Petit Prince.
– C’est une chose trop oubliée, répond le renard. Ça signifie « créer des liens…
– Apprivoise-moi ! Que faut-il faire ? demande le petit prince.
– Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Bien sûr, dit le renard, tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde. ». Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique.
Pour autant, il n’est pas facile de cerner ce garçon jovial et apprécié par ses ami(e)s. Un responsable de l’équipe de France d’athlétisme disait récemment à son propos « Il est lunaire et talentueux ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Avant d’être talentueux, c’est d’abord un garçon qui s’est beaucoup entraîné et a relevé de nombreux défis. Sa façon de marcher, son style peu académique développé lors de ses longues marches solitaires a été longuement critiqué d’autant qu’il prenait souvent des cartons rouges (au bout de 2 cartons jaunes, le marcheur écope d’un arrêt de 2 minutes). A la marche, il est nécessaire d’avoir toujours un appui au sol. Aurélien prétend que les arbitres se trompaient souvent du fait que son style donne parfois l’impression qu’aucun appui est au sol. Étrangement, les outils de mesure numérique n’ont pas encore été capables de développer un système fiable de capteurs posés sur les chaussures qui permettrait de s’assurer que les règles sont respectées par tous. Dès lors qu’un marcheur est souvent sanctionné, il est plus observé que les autres. C’était son cas. Aurélien serait lunaire, un satellite qui tournerait en orbite indéfiniment autour de la terre. La métaphore lui convient bien. Il a dû en effet se battre pour démontrer qu’il pouvait faire partie du monde des humains et porter les valeurs humanistes de l’olympisme. Lunaire, c’est aussi être dans son monde parce que l’on pas été accepté dans le monde. Toujours cash et fidèle à ses valeurs, Aurélien « dit ce qu’il pense », « fait ce qu’il dit » et est en train de « devenir ce qu’il est » : une très belle personne.
D’où viens-tu ?
J’habitais Bobigny dans le 93. Quand j’étais jeune, je ne faisais pas grand-chose à part trainer un peu au quartier… Je viens d’une famille d’accueil. J’ai vécu une histoire familiale compliquée. A l’âge de deux mois, j’ai été placé dans une famille d’accueil. J’étais le plus jeune de mes cinq frères et de ma sœur. Nous avons tous été placés dans des familles d’accueil différentes à l’exception de ma sœur qui est restée un temps avec moi.
Quelle en avait été la raison ?
Je ne sais pas vraiment parce que vu mon âge, je ne suis pas resté longtemps à la maison. Par la suite on m’a raconté que mes parents se séparaient, qu’ils couchaient à droite à gauche. Quand ils se disputaient, la façon de se réconcilier était d’avoir des enfants. Après ma sœur, ils espéraient avoir une deuxième fille. Ma mère était persuadée que cela allait résoudre leur problème. Il semble qu’au moment où je suis né, il y ait eu un autre enfant. J’ai vite compris que ma personne avait peu d’intérêt auprès de mes parents parce qu’ils auraient voulu avoir une fille.
Lorsqu’on te place en famille d’accueil, c’est qu’il y a eu de la violence. Dans ma famille, il y a eu de la prostitution, de la violence, des attouchements, du viol. Ma sœur était devenue l’objet de toutes les convoitises de la famille, un objet sexuel pour tout le monde. C’est pour cela qu’ils l’ont placé un temps avec moi en famille d’accueil.
As-tu maintenu des liens avec ta famille ?
Non aucun. Quand je te dis qu’il y a un lourd passif il y a un très lourd passif. J’ai des frères en prison, un autre qui a presque étranglé à mort sa famille d’accueil. Il y avait une sorte de résilience impossible à faire. Avec le poids de leurs propres histoires, ils n’arrivaient pas à vivre normalement.
J’ai toujours été indifférent et suis resté le plus loin possible de ma famille. Je suis celui qui s’en sort le mieux psychologiquement, le moins perturbé, le moins détraqué parce que j’ai réussi à me couper d’eux.
Les services sociaux nous obligeaient à maintenir des liens familiaux obligatoires au moins une fois par an. C’était la procédure. Tous les 2-3 ans on revoyait le juge qui confirmait que nos parents étaient incapables d’assumer leur rôle de parents. Le père avait disparu. Voilà trois, quatre ans, j’ai eu de ses nouvelles lorsque la gendarmerie m’a convoqué suite à des révélations de viol. Ils voulaient savoir si j’étais au courant de choses.
Je ne me souviens de rien. Je sais juste que j’ai été placé en d’abord en pouponnière pendant 3-4 ans et vers l’âge de 4-5 ans je suis parti en famille d’accueil. Ma sœur est restée avec moi environ un an. C’était suffisant pour que ça dérape totalement. Ils ne savaient plus quoi faire. Elle avait des comportements anormaux, elle était ingérable. Elle s’est toujours mise dans des galères et des situations impossibles. Elle n’est pas arrivée à se sortir de ses traumatismes d’enfance. Je n’ai pas vécu ce qu’a vécu ma sœur.
Chaque année, lorsqu’on se revoyait tous, enfin juste les enfants, c’était horrible. Ma sœur était toujours au centre de l’attention de mes frères. Elle était un peu détraquée. Moi, c’était différent, je rejetais tout le monde mais en même temps, j’étais aussi ignoré de tout le monde.
Comment es-tu venu à la marche ?
Le fils de la dame qui m’accueillait me répétait : « Il faut faire du sport, nous les mecs on fait du sport, on se dépense, Il faut que tu fasses quelque chose, il faut que tu t’occupes. » Et il m’a inscrit à l’athlétisme au club de l’ACB Bobigny. Je ne savais pas ce que c’était. Je pensais qu’il s’agissait de natation. Le club était affilié à la Fédération Française Gymnique du Travail (FSGT). Une fédération omnisport d’obédience plutôt communiste. A la sortie des usines, l’idée était que les ouvriers puissent pratiquer du sport en famille et s’amuser. Toute l’année, le club organisait des animations et parfois des petites compétitions. Pour obtenir un classement, il fallait participer à toutes les épreuves (marche, 600m, longueur, lancer de poids, …). C’était ancré dans la philosophie du club. J’étais le plus performant en marche et en demi-fond. Surtout en marche. Au début, j’ai été initié par Oudéré Kankarafou, un ancien sprinter français d’origine togolaise qui fut champion du monde en 2005 au relais 4×100 à Helsinki. Et puis ensuite, je suis tombé dans les pattes d’un entraîneur loufoque, un peu plus qu’original. C’était un antillais qui croyait avoir fait la guerre. Il croyait s’être battu dans la savane, dans la brousse, … Il nous faisait faire des trucs d’ouf qui n’avaient plus rien à voir avec l’athlé. Il suivait juste son imaginaire. C’était fou. En saut en hauteur par exemple, on ne partait ni de droite, ni de gauche, on n’avait pas de marques, on sautait. Peu importait la façon dont on s’y prenait. J’avais 12/13 ans et j’étais au collège.
C’est parce que cet entraîneur n’avait aucune connaissance de l’athlétisme où pour vous inviter à inventer votre technique ? Peut-être était-il un grand pédagogue à l’image de ce professeur de français[1] qui ne donnait aucune explication « à ses élèves » sur les premiers éléments de la langue. Il ne leur avait pas expliqué l’orthographe et les conjugaisons. Ils avaient cherché seuls les mots.
Non, il n’avait ni connaissance ni réflexion sur la pédagogie. Ils étaient plusieurs dans sa tête. « Sautez d’abord, et puis après on verra comment on fait ». Mais il n’intervenait jamais.
Pour l’anecdote, en septembre, c’était la rentrée. « il faut se remettre en question », nous disait-il. On se mettait derrière les gradins et on se battait entre athlètes. La bagarre quoi !
Il n’y a pas eu de blessés ou de plaintes de parents ?
Dans la mesure où on venait tous de milieux défavorisés, personne ne se plaignait. Pas de sujet. Au final on s’en foutait. Il devait peut-être considérer que la bagarre c’était la vie !
En réalité, il avait recruté parce qu’il fallait quelqu’un pour nous occuper pour nous garder. C’était quelqu’un de gentil qui était malgré tout capable de gérer quand ça dégénérait. Ce que l’on faisait était très étrange. Il nous est arrivé de faire un rond au milieu de la piste. Lui se mettait au centre du cercle et il fallait qu’on le frappe. Celui qui arrivait à le toucher était le gagnant.
Mais le groupe était assez bon. Bizarrement, on ne se préparait à aucune compétition. En termes de performance, ce que l’on faisait n’avait aucune utilité. Donc personne ne progressait. A mes tous débuts, je faisais 3’30 au 1000 mètres et au bout de 3 ans, je faisais, 3’35 – 3’40. Je voulais bien accepter de ne pas beaucoup progresser mais quand même. J’étais censé éclater mon record chaque année, du fait que je grandis et que je deviens plus fort physiquement.
J’ai donc décidé de quitter mon club (ACB) pour rejoindre un des meilleurs clubs de France de la Fédération Française d’Athlétisme à Montreuil. La stratégie du club était de former les plus jeunes à la polyvalence. On s’entraînait pour réaliser un saut, un lancer une course. A part en demi-fond, le reste me saoulait et je ne prenais pas de plaisir dans ces triathlons. A la fin de la première année, je participe avec mon nouveau club à une compétition départementale. C’est là que je découvre réellement la marche de compétition. Je vais voir mon entraîneuse : « Ce truc-là, je suis archi chaud ; ce truc-là, je les éclate tous » J’étais incroyablement sûr de moi. Je me souvenais avoir un peu pratiqué cette discipline à Bobigny, et j’étais bon à la marche. « Mais non tu déconnes ! » Mon entraîneurs ne me prenait pas au sérieux. « Mets moi dans la compet, tu verras, je les fume tous. »
A cette époque Montreuil devait organiser la journée nationale des jeunes, un championnat de France de marche sur différentes durées d’épreuves (20’, 40’, 1 h) en fonction des catégories d’âges. Des tous petits, aux espoirs, aux moins de 23 ans. Mon entraîneur m’inscrit à cette compétition nationale et je termine deuxième, sans réel entraînement spécifique. Cela faisait à peine un an que j’étais au club. J’ai donc progressivement intégré le groupe de marche de Montreuil. J’étais avec des marcheurs plus âgés entraînés sous la houlette de Jean-Pierre (juge arbitre international de marche qui participera aux Jeux). C’était un gars sympa mais je trouvais qu’il manquait un peu d’empathie. Une relation, la vraie relation, le truc que l’on partage, où tu te sens pleinement intégré. Il faisait bien son taf mais ne te poussait jamais dans tes retranchements à chercher en toi tes limites. Sans vraiment beaucoup m’entraîner, je faisais pourtant partie des meilleurs français Champion de France minime, j’ai eu du mal à me qualifier aux championnats de France cadet en salle organisés à l’INSEP. Je m’étais fait éclater. J’étais au creux de la vague. « Jean-Pierre, c’est la première et dernière fois que je me retrouve dans ces conditions, aussi nul ». L’entraînement suivant, dans mon groupe de marche, je les ai tous éclatés. L’année suivante, je suis revenu parmi les meilleurs français de ma catégorie d’âge. Quatre mois plus tard, je termine cinquième et je bats les records d’Ile-de-France, … Je crois que je suis passé en quelques mois de 28 minutes à 23 minutes au 5000 mètres. La sensation de marcher vite et de remporter des courses me donnait le sentiment de prendre ma vie en main et j’éprouvais une grande satisfaction.
Tu éprouvais malgré tout, le besoin d’un environnement stimulant qui croyait en toi.
C’est étrange, j’ai toujours eu une énorme confiance en moi. Lauren, dans ma première famille d’accueil, m’a donné tout ce qu’elle pouvait. Il y a beaucoup de turnovers dans la plupart des familles d’accueil. Dans la période où je suis resté, j’ai vu passer peut-être une centaine de personnes. C’est parfois un peu le bordel, certains enfants restent une semaine, un mois, un an…
Mais, il me manquait ce lien affectif avec mon entraîneur. Une relation où l’entraîneur croit en toi, te stimule, t‘encourage. Pendant cette période charnière, j’apprends qu’un grand club l’EFCVO se crée dans le Val d’Oise (par le regroupement des petits clubs alentours). Rapidement, ce nouveau club est devenu un concurrent majeur du CA Montreuil. Ce nouveau club m’a contacté : « Aurélien, il nous manque un marcheur, on peut mettre 1000 euros sur toi à l’année. Et plus tu performes, plus tu peux gagner de l’argent sur la base de notre grille tarifaire. On te propose également un contrat d’image ».
En toute transparence, j’en ai informé mon club de Montreuil en leur demandant s’ils estimaient que je pouvais avoir une valeur dans le club. Leur réponse a été claire : « Non, on ne te donnera rien ! Et si t’es pas content, tu peux partir ».
Je faisais pourtant parti des poids lourds du club qui pouvait amener des points aux championnats de France interclubs des jeunes qui se déroulaient juste près cet échange. Je n’y ai pas participé, l’équipe ne s’est pas qualifiée pour les phases finales. Et du coup, ils m’ont appelé en panique : « Aurélien, t’es où » ? ». Ma réponse a été un peu cinglante : « Les gars, je ne comprends pas que vous veniez me voir, vous m’avez dit que je ne valais rien ». Par la suite, ils sont revenus à la charge en me proposant 400, puis 500 euros en frais et la licence offerte. Puis enfin : « Ok, on a réfléchi. On ne va pas acheter les perches que nous avions prévues cette année, on va te les passer ces milles balles ». J’avais déjà décidé de quitter Montreuil pour rejoindre l’EFCVO.
Au niveau des études, où en étais-tu ?
A l’époque, j’avais 15/16 ans. Je savais que dès que j’aurais 18 ans il me fallait continuer à bénéficier l’Aide Sociale à l’Enfance (versée à la famille d’accueil). C’est pour cela que j’ai arrêté les études à 16 ans et que je suis parti en apprentissage dans les espaces verts en restant dans la même famille d’accueil. Ce n’est pas que j’étais mauvais à l’école. Je n’étais pas un gros travailleur. Je faisais partie des bons dans la classe et ça me suffisait.
Au niveau de l’entraînement, où en étais-tu ?
Dans la mesure où je travaillais aux espaces verts du côté du bois de Vincennes, je me suis rapproché de Denis Dugas et Denis Terrasse, deux entraîneurs aux profils différents qui intervenaient à l’INSEP. Ils ont accepté que je m’entraîne avec eux. Denis Terrasse habitait à Noisy-le-Sec à un quart d’heure de chez moi. Il venait me chercher les week-ends, pour que l’on s’entraîne ensemble.
En m’entraînant juste trois fois par semaine, j’ai battu le record de France cadet sur 5000 mètres en salle. Je me sentais très vite progresser.
Quels étaient les profils de ces deux entraîneurs ?
Denis Terrasse a plutôt le profil « entraîneur performance ». C’est un gars très sérieux qui fut dans une autre vie capitaine ou général à l’armée au Bataillon de Joinville. Il assurait notamment l’entraînement des légionnaires. C’est un gars d’une grande rigueur. Il a été ancien grand marcheur avant de passer entraîneur. À l’époque, il entrainait notamment Antonin Boyer, un athlète à un fort potentiel. Pour autant, il accordait beaucoup d’importance à la relation entraineur/athlète. Il n’hésitait pas à me bousculer ; à me challenger, à m’obliger à aller tout le tout le temps dans des zones d’efforts limites.
J’avais besoin qu’un entraîneur me mobilise. Cela te permet effectivement de découvrir et d’explorer des zones où tu ne vas pas souvent, parce que c’est dur, très dur. Et puis cela te permet de te rendre compte que l’on peut être parfois limité par sa vision et ses propres représentations. Denis Dugas n’entraînait pas vraiment. Il jouait un rôle de pilier affectif très à l’écoute, avec lequel j’échangeais beaucoup.
N’as-tu jamais douté de tes potentialités ?
Non, j’ai toujours pensé que je pouvais être fort. Je n’’ai eu aucun doute là-dessus. J’ai toujours su que je m’en sortirais dans la vie et que je réussirais. Cette conviction est liée à mon parcours personnel. Je crois que j’ai développé une détermination à exister. Mon parcours difficile m’a donné un élan de vie, l’énergie pour augmenter ma puissance d’agir et développer un certain sentiment de puissance.
D’où vient cette confiance en toi ?
Je ne sais pas. Je pense que c’est lié à mon histoire intime. Ne pas avoir été désiré, d’avoir été ignoré, d’avoir été éloigné d’une famille toxique mais également d’avoir été protégé par ma famille d’accueil.
Dans toutes les circonstances, j’ai toujours fonctionné comme si je devais m’en sortir, moi, tout seul et cela est devenu une conviction et un défi. Quand ça n’allait pas je me confiais qu’à moi-même. Je ne voulais pas voir de psy, j’ai supporté la douleur de ne pas avoir des réponses à mes questions. La seule solution était de développer une grande confiance en moi. C’est ce qui m’a permis d’avancer dans ma performance et dans ma vie. Dans la mesure, où par manque de confiance dans les autres je me suis enfermé en moi et dans ma solitude, j’ai toujours eu des difficultés à maintenir des relations parce que je me méfie et m’attache difficilement aux gens. J’ai tendance à tout cloisonner pour jamais me retrouver dans ce genre de situation. Je ne voulais surtout pas devenir comme eux. Il fallait donc que je sois fort. Très peu de gens parmi mes proches sont au courant de mon histoire.
Pour avoir confiance en toi et prendre pleinement ta vie en main, la compétition t’a permis de t’affranchir de ta condition. Est-ce que tu arrives à être heureux ou est-ce que c’est toujours un peu compliqué ?
Plus heureux qu’avant, certainement. Lorsque tu es dans le combat permanent, même si tu as une grande confiance en toi, tu n’es pas toujours très heureux. J’ai des hauts et des bas comme tout le monde. Je connais la vie. Je sais que ça va repartir.
A la marche, j’ai toujours fait partie des bons mais jamais des meilleurs. J’ai toujours été considéré comme un potentiel mais je n’ai jamais été champion du monde. Bien que je sois dans les meilleurs français, classé dans 8 (ou 16) meilleurs européens, et sélectionné olympique, je me suis toujours considéré comme un outsider. Pour moi je fais partie des nazes. Je suis encore le naze qui arrive à fumer les autres et qui après retourne dans sa case. Et pourtant, paradoxalement, j’ai confiance en moi.
Peut-être qu’il me manque la confiance d’un entraîneur. Ce n’est également pas simple pour moi qui me méfie toujours des gens. Il ne faut jamais trop donner parce qu’on ne sait pas quel est le retour et en même temps cela devient une boucle infernale.
La confiance en sa capacité à performer est difficile à acquérir. Il est important d’être accompagné par entraîneur qui t’estime et en lequel tu as confiance. C’est d’abord une histoire de rencontre. Mais il faut être deux pour se rencontrer.
L’histoire avec Denis Terrasse s’est assez vite arrêtée. Il était coach consultant externe à l’INSEP en charge d’Antoine Boyer. J’étais en fait une pièce rapportée sur une relation en binôme qui battait de l’aile. Ce duo s’est arrêté et je me suis retrouvé au bout de six mois sur le carreau sans entraîneur. Par la suite, j’ai pris comme Raymond Langlois comme entraîneur. Des compétences et pas mal de gouaille. Jamais vraiment confiance. Je pensais qu’il me proposait des entraînement individualisés au regard de mon niveau et de mon parcours. Par erreur, il envoie mon plan d’entraînements aux autres marcheurs. On s’est tous rendu-compte qu’il envoyait le même programme à tout le monde quel que soit le niveau de chacun.
De plus, il n’était pas du tout en phase avec la fédération et le faisait savoir. Moi, cela me mettait en porte-à faux avec la fédé. Je jouais les équilibristes… et mes performances n’étaient pas au rendez-vous.
C’est alors que j’ai rencontré Denis Langlois entraîneur de la Ligue (et frère cadet de Raymond) qui s’est proposé pour m’entraîner. Les deux frères étaient empêtrés dans des conflits familiaux. C’était un peu chaud parce que moi je souhaitais que les choses s’arrangent entre eux mais ça ne s’est pas du tout arrangé. Je n’avais pas osé parler franchement à Raymond de la façon dont je percevais ses entraînements. Je me suis effacé progressivement sans oser entrer en conflit avec lui.
Mon passage avec Denis Langlois (entre 2013 et 2015) m’a encore permis de progresser et franchir un cap. Il appliquait une méthode à l‘ancienne où la progression passait juste par l’augmentation du volume de charge. J’arrivais en compétition épuisé, donc nul. J’en ai vraiment chié. Je me souviens de mes premières sélections à Moscou et à Saransk au mois de mai en Russie. Il faisait genre 35 degrés à l’ombre et sur la piste bien plus chaud. Je ne m’étais jamais préparé à ces conditions. J’ai réussi pourtant à être sélectionné à 21 ans pour la première fois en sénior (alors que j’étais encore espoir). Je me suis mis un stress énorme du fait qu’il y avait un classement par équipe et que j’avais pris la place d’un sénior. Je craignais de finir dernier et que les seniors se retournent en disant : « C’est mort, le nain il a foutu la merde ! » Je n’ai pas fini dernier, les deux Français ont abandonné et j’ai pris la 30ème ou 40ème place, pas trop loin de mon record. Tout le monde était fier de moi en disant : « Lui, il s’est battu ». J’ai enchaîné ensuite sur plusieurs compétitions. J’ai appris à ne pas lâcher sur les moments difficiles. Il faut être patient, se courber mais tenir. Il y aura toujours un moment où les choses se passeront mieux. Et parfois par miracle, on peut passer de la souffrance à l’euphorie.
Peut-être que tu voulais toujours trop en faire
Lorsque Pascal Chirat, l’entraîneur de l’équipe de France me sélectionne en 2015 aux championnats du monde de marche par équipe à Taïkang en Chine, je me souviens qu’il pleuvait. Auparavant, on avait fait un stage de deux semaines à Aix-les-Bains. Je m’étais peu entraîné parce que j’étais dans un état de fatigue extrême. J’ai profité de la Thalasso (j’abusais), des massages pour récupérer et faire le vide pendant que mes copains s’entraînaient durs.
Ce temps de repos m’a fait un bien énorme, je bats mon record en Chine et je réalise la deuxième meilleure perf de l’équipe. Au lieu de prendre conscience que ce repos m’avait été profitable, je repars plein pot sur le même schéma avec Denis. Je fais de la merde et à chaque fois et je suis épuisé. Denis n’étant pas trop disponible, j’échange peu avec lui et m’entraîne seul. Je n’avais pas envie de partir de nouveau en stage. J’avais passé un an avec le sentiment de faire de la merde, incapable de gérer ma préparation, ma fatigue et ma course. Je n’avais plus de repères, et me demandais finalement ce que je valais.
J’avais pris l’habitude de partir un peu vite en compétition parce que je savais ce que je faisais à l’entraînement et ce que j’étais capable de faire… et j’ai explosé aux 10 km.
À l’époque je faisais 1h25 sur 20 km, ce qui correspond à 5 minutes au kilomètre pour être sur la base de mon record. J’ai longuement échangé à ce sujet avec Pascal Chirat : « Si tu pars sur des bases moyennes au km supérieures à ton record, le stress est trop important. Il faut que tu partes plus lentement. Il faut que tu rééquilibre ta course. ». Sa remarque était intelligente.
Sur des temps de courses aussi long, la gestion des efforts est essentielle. L’accompagnement d’un entraîneur peut s’avérer très précieux pour t’aider à trouver le rythme qui te convenait.
Il faut répéter les choses. Mon premier entraîneur m’avait déjà dit à l’époque : « Je veux que ton dernier kilomètre soit le plus rapide. » Aujourd’hui c’est devenu ma force.
Une des clés de la performance est de s’entraîner au plus près des conditions susceptibles d’être rencontrées en compétition. Dans ta discipline, c’est rare quand un marcheur seul impose le tempo pour tout le monde sur toute la durée de la course. Il y a une succession d’accélérations, de ralentissements. Il est nécessaire d’être capable de jouer avec le groupe. Le danger est d’envisager l’entrainement en dehors de cette dynamique et de s’entraîner seul. Même si tu développes des qualités « physiques » et « mentales », tu es trop éloigné du réel de la situation de compétition.
Oui, à un moment donné, j’ai éprouvé une certaine lassitude. Je m’étais enfermé dans une routine. J’ai donc décidé de reprendre la main sur mon entraînement. C’est toujours mon entraîneur qui fait le plan d’entraînement, mais toutes les semaines il change le thème privilégié (par exemple une semaine VMA, une semaine endurance, une semaine allure de compet…) et cela m’a permis de me relancer dans une meilleure dynamique.
Récemment, je me suis entraîné avec les Espagnols qui ont une grande culture de la marche compétitive. Les coachs ont élaboré un système de points qui sont attribués à chaque entraînement. L’intensité de course augmente le nombre de points. A la fin de la semaine, il faut avoir réalisé un certain nombre de points. Ça me plaît de mettre de l’intensité sur certaines choses qui n’étaient pas forcément prévues. Derrière je rééquilibre. Je pense que c’est une bonne approche parce qu’en fin de compte la performance est comme la vie, elle n’est pas linéaire. Et cela me permet également d’acquérir de l’expérience et trouver des solutions dans des schémas de vitesse et d’intensité que je n’avais pas envisagé. Ça m’a libéré d’une programmation d’entraînement déterminée, formatée qui a tendance à rassurer les entraineurs et les athlètes.
Aujourd’hui, je gère ma performance en essayant d’imaginer le meilleur chemin à prendre. C’est difficile de trouver le bon entraîneur qui a la bonne distance, qui cadre les choses sans te voler ta liberté. Depuis que je suis plus stable Je suis devenu aussi plus fort.
D’où venait cette instabilité ?
Longtemps, j’ai été à l’l’INSEP. Tu as en permanence la menace de dégager si tu ne remplis pas les conditions, si tu n’as pas été performant. Je l’ai vécu comme une double peine. A 18 ans, l’Aide Sociale à l’Enfance me faisait toujours des remarques du style : « Tu coûtes de l’argent à l’état puisqu’on paye la famille d’accueil pour que tu sois là. Si les aides s’arrêtent et même si l’on descend dans la rue à Paris pour manifester, est-ce que tu penses que les gens vont accepter qu’on leur demande de payer des impôts pour toi ? » Et puis quand tu arrives à L’INSEP, les mêmes process continuent. J’avais un entraîneur qui adorait le conflit car il pensait que ce qu’il proposait était la meilleure façon pour que les athlètes se bougent et performent. Bien sûr il essayait de découvrir et mettre en place des choses pour « la marche » mais il était persuadé que ce qu’il proposait était bon, sans jamais envisager qu’il était possible de faire autrement. Les échanges fusaient : Moi : « C’est peut-être bon truc, mais moi je n’en veux pas ». Il avait le pouvoir d’imposer par son statut, son grade, le besoin de prouver tout le temps qu’il existait. Moi : « C’est bon t’es responsable enfin t’es le manager de l’équipe de France, t’as besoin de ton grade pour asseoir ton pouvoir ». Beaucoup d’entraîneurs sont dans une relation de pouvoir. Je sais qu’il avait la pression du système pour avoir des résultats. J’ai été assez radical mais j’ai toujours eu horreur qu’on m’impose en créant systématiquement le conflit.
J’étais à l’INSEP, je travaillais en apprentissage aux espaces verts de la ville, je m’entrainais… et je portais les valises de mon histoire et de ma vie précaire. Les relations ont mis du temps à s’apaiser avec cet entraîneur et aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il me respecte plus au regard de mon histoire, de ma singularité, de mon parcours, de mes résultats.
As-tu changé ta perception et ta posture ?
Je pense. Si j’ai le sentiment que tu veux me niquer, je serais le plus fort, mais c’est fatigant, tu perds de l’énergie sur des choses sur lesquelles tu ne devrais pas. Le premier réflexe de survie a été de l’évincer de mon système parce que je suis fort mais ça ne devrait pas être normal que moi je doive évincer quelqu’un à la fédération qui devrait être un facilitateur, un accompagnant bienveillant. Je comprends aussi que ma réaction ait pu le heurter. Quand je me suis qualifié aux JO, j’ai entendu dire de sa part que j’avais eu de la chance, que je ne marchais pas bien, que je prenais tout le temps des cartons jaunes sur les courses, que je ne voulais rien écouter, que j’étais un anti fédéral…. (J’en parle facilement aujourd’hui parce qu’on a tous les deux fait du chemin)
Je me suis débrouillé pour obtenir une convention d’insertion professionnelle réservée aux sportifs de haut-niveau qui a été signée par la fédération. Cela m’a permis d’avoir un salaire et d’être libéré à mi-temps pour m’entraîner. Par ailleurs j’appréciais beaucoup le Directeur de la Ligue d’athlétisme d’Ile de France, Lahcen Salhi. Il est une des rares personnes que j’admire On partageait la même passion pour la marche. Je lui disais : « Lahcen, le rêve de ma vie, c’est de te piquer ta place ! ». Ça nous faisait rire tous les deux. Il m’avait toujours aidé et mis un peu en avant. : « Aurélien, forme-toi à l’entraînement ! Tu as une affinité avec les jeunes, je te prendrai pour encadrer les stages de la ligue » – Moi : « Oui ce serait- super, mais il faudra que tu ouvres une section marche au pôle de la Ligue ». Depuis 2016/2017, j’entraîne ainsi les jeunes marcheurs qui ont intégré la structure. Le pôle n’est pas encore reconnu dans le filière haut niveau de la fédération, mais on a fait du bon travail.
En 2016/2017, la Fédé et l’Insep m’ont dit : « Aurélien, à la fin de l’année tu dois partir, tu n’es pas maintenu ». Moi : « Mais, je pars où ? Demain je suis à la rue, on ne va pas se mentir ; ce n’est pas une blague. Y pas, papa maman y’a personne qui m’aide. Je suis tout seul ». C’était assez tendu. Mais je m’étais habitué à avoir des plans A, B et C. Je sais très bien que rien n’est définitif, et du coup, il faut toujours anticiper, toujours prévoir. Comment faire pour ne pas me faire virer ? Parce que l’internat à INSEP coûte de l’argent que la fédération ne voulait pas prendre en charge.
Ayant alors une très bonne relation avec le responsable de l’hôtellerie de l’INSEP qui avait la charge de la gestion des postes de maîtres d’internat, je me suis proposé pour ce job. J’ai donc été recruté comme maître d’internat. Dans la mesure où je ne coutais plus rien, ni l’INSEP ni à la fédé, je pouvais continuer à m’entrainer au pôle France de l’INSEP. En travaillant la nuit, je gagnais 600 balles par mois et ça me permettait d’avoir un toit. Il fallait juste que je paye ma nourriture. Ce n’était pas très compliqué, il ne fallait pas qu’il y ait de problèmes à l’internat. Mon rôle consistait essentiellement à ouvrir les portes de l’internat aux athlètes qui rentraient tard, et avaient oublié leurs cartes. Certains abusaient. Notamment mon pote Jimmy Vicaut. Moi : « Si oublies une fois ta carte ça va, mais si c’est systématique, parce que tu te dis qu’il y a quelqu’un qui est payé pour ouvrir tu vas attendre. Je ne suis pas ta bonniche. »
Tu laisses entendre qu’il y aurait une différence de considération et de classe sociale entre disciplines dans la belle famille de l’athlé.
Je ne sais pas. Mais ces attitudes ne me plaisent pas. Ce ne sont pas mes valeurs. Ça me saoulait. A 27 ans, j’aspirais à avoir mon appart pour me poser. Je n’étais plus un enfant et j’avais besoin de mener une vie d’homme. Beaucoup d’athlètes arrivaient à L’INSEP et repartaient. Moi, je travaillais la nuit à surveiller l’internat, et la journée à bosser et m’entraîner.
En 2019, c’est le COVID. Avec la Fédé et notamment grâce à Pascal Chirat, l’entraineur national de la marche, j’ai eu la possibilité d’obtenir un poste de policier (pour un CDD d’un an). Je me disais que ce n’était pas le boulot auquel j’avais rêvé mais que je pouvais toujours tenter. Au final, j’ai décidé de ne pas m’engager. Pascal est devenu furieux après-moi parce qu’il avait le sentiment de me sauver. Je lui ai été reconnaissant. Mais en toute sincérité, la police n’était pas mon truc. J’ai toujours été plus ou moins dans les règles, même s’il m’est arrivé de brûler des feux rouges ou de bruler un stop. Je ne me voyais pas verbaliser un mec qui roule à 60km/heure au lieu de 50km/heure. C’est une question d’éthique. Je serais le premier à lui dire discrètement : « Fait attention, la prochaine fois je serais obligé de te mettre une amende ».
Par la suite, j’ai trouvé un poste de maitre d’internat en CDI au pôle espoir et centre d’entraînement d’Eaubonne géré par la Ligue (sous forme de Convention d’Insertion Professionnelle). Avec un salaire de 1100€ par mois, j’ai gagné une petite autonomie financière. C’était peu, mais cela m’a enfin permis de louer un appartement. Là encore, je bossais la nuit, et j’entraînais les jeunes et je m’entrainais, la journée.
En 2022, je me suis rapproché de la ville d’Eaux-Bonnes qui m’a proposé un poste fléché sur les espaces verts. Mon atout était que j’avais fait une véritable formation dans ce domaine contrairement à l’ensemble des employés. De plus, mon profil d’entraîneur et d’athlète de haut niveau les intéressait. Ils ont accepté que je puisse cumuler mon CIP maitre d’internat la nuit et mon boulot aux espaces verts, le jour.
L’échange et le dialogue avec les jeunes m’intéressent beaucoup. Le fait que j’ai passé toute mon enfance dans une famille d’accueil et que je sois sportif de haut niveau, qualifié aux Jeux Olympiques m’a permis d’obtenir ce poste.
Comment expliques-tu ton échec à te qualifier aux JO de TOKYO en 2021 ?
Denis mon entraîneur souhaitait absolument que je me qualifie. Moi, je savais que je n’avais pas fait tout ce qu’il fallait. Par ailleurs, l’épreuve olympique de 50km était une distance qui nécessitait beaucoup d’expérience que je n’avais pas. Pour autant, je progressais, mais ce n’étais pas mon heure. Ça ne s’improvise pas. La performance demandée par la fédé pour se qualifier me paraissait très élevée.
Bref, j’ai décidé quand même de participer à cet important meeting, sélectif pour les JO.
Pour la première fois, je suis parti en tête sans avoir le sentiment d’y aller à fond. J’ai toujours adoré mener. Je n’ai jamais été capable d’être dans un groupe sans prendre la direction. Je peux faire partie du groupe des moins bons mais il faut que je sois le meilleur des mauvais. Le meilleur des nuls. Je n’ai jamais réussi à me cacher, à attendre, à laisser la main. « Ok, on y va ; on y va, venez ; on y va, on va en chier ; j’en chie tout autant que vous et vous en chiez tout autant que moi et on en chie peut-être plus ou autant que les mecs de devant ou les mecs de derrière, mais on y va. » Au 35ème km, cela est devenu très dur. J’ai eu de grosses douleurs aux genoux qui sont réapparues. J’ai pris la décision d’arrêter. Mon coach Denis était au fond du trou. Il pensait que tout était fini. Il était dégoûté. « Qu’est-ce que vont dire les gens ? On a dit qu’on allait au JO, on va encore passer pour des cons. » Je lui ai répondu : « Denis tu sais, on fait ça pour nous, je fais ça pour moi, que les gens parlent ou pas, on s’en fout. Dans 30 ans personne ne s’en souviendra. Denis, tu te rends compte que demain au travail, personne ne va me détester. Ils s’en foutent que je sois champion olympique. Tout ce qu’ils me demandent c’est d’être au taf, de faire mon taf. Ce n’est pas la fin du monde il n’y a rien qui s’arrête, on les emmerde. Il y en a qui diront : Oui Aurélien, il a dit qu’il allait aux JO. Et alors ? On a tenté on a raté mais on a appris. C’était cool. Le chemin était plaisant pour aller jusque-là. »
Je savais malgré tout que cette course était importante parce que je l’ai menée une bonne partie. C’est une course référence pour moi. On peut dire : « Oui mais il a abandonné » mais je savais que ce serait utile pour la suite. Plusieurs jours plus tard, Denis est revenu vers moi. Il avait compris que ce n’était pas la fin. Il s’est interrogé sur sa posture d’entraîneur considérant que si on n’allait pas aux JO c’était la fin. La différence avec moi, c’est qu’il a vachement besoin de prouver aux gens sa valeur. Prouver qu’il est bon et qu’il est fort alors que moi je suis passé dans un autre stade. Je fais ça pour moi et je n’ai plus besoin de prouver aux gens quoi que ce soit. Il y a 50 places aux JO. Il faut un 1er et un 50ème et le dernier, il vaut tout autant que le premier. Il y a un tas de gars qui peuvent être champion olympique parce que c’est une course d’un jour. Il y a un seul champion olympique tous les 4 ans. Pourquoi moi, je serais champion olympique et pas le Guatémaltèque ou l’Australien ? Ils ont tous autant envie que moi. Je comprends l’enjeu d’un titre olympique. Je le vois différemment aujourd’hui. J’ai appris à devenir de plus en plus fort et à me détacher du résultat.
Ma satisfaction personnelle est d’avoir pris ma vie en main. J’ai eu beaucoup de difficulté à avancer. Des environnements différents, des entraîneurs pas forcément à la hauteur de ce que j’attendais, mais bon an mal an, je suis arrivé à accéder au très haut niveau. Plus j’avance dans ma vie et dans ma performance, plus il faut que j’arrive à m’ouvrir à des entraîneurs qui pourraient me faire toucher du doigt des choses que je ne vois pas et m’amener dans des zones d’intensité d’effort où je ne voulais pas forcément aller. Il faut s’accrocher. Mais j’ai besoin d’un entraîneur qui ait confiance en moi et me pousse dans mes retranchements. Même si je peux râler parfois.
A une époque, je pensais qu’en ayant des résultats, je pourrais trouver un sponsor pour m’aider et me valoriser. Ici à Font-Romeu, Asics a eu la gentillesse de me proposer une chambre, tout en me précisant qu’ils n’en avaient rien à foutre de la marche. Ils m’ont envoyé un pseudo contrat que je n’ai jamais signé. Ils s’en foutaient, ils ne m’ont jamais relancé. Au moins c’était franc. J’aurais souhaité qu’ils puissent loger également mon coach, mais ils ont refusé. Je n’attends plus rien de ce côté. Ok je n’ai pas de sponsors, mais j’ai plus appris en allant travailler. Un jour, j’ai rencontré un mec qui s’est présenté : « Bonjour, je suis Adidas » Moi : « Bonjour je suis Aurélien, Aurélien Quinion, je suis marcheur. » Il me prenait de haut. Il faisait des blagues à la con. Tout le monde rigolait, notamment les athlètes, parce qu’il avait le droit de vie et de mort sur le choix des athlètes à sponsoriser. Le bal des faux-culs. Beaucoup d’athlètes sont opportunistes. Ils sont capables de changer d’avis en fonction de leurs intérêts personnels.
En dehors du sport as-tu d’autres centres d’intérêts ?
J’ai fait du violon, mais cela n’a pas duré très longtemps. Je trouvais cela trop beau. Mais j’étais écœuré avec l’obligation d’apprendre le solfège. Il fallait beaucoup travailler. Je voulais apprendre la musique par la musique. J’en ai fait deux-trois ans dans le cadre de ma famille d’accueil qui m’avait inscrit au conservatoire à Bobigny. C’était financé par l’Aide Sociale à l’Enfance. On m’avait même prêté un violon.
Quand tu t’entraînes, écoutes-tu de la musique ?
Oui, j’aime tout. Je peux aussi bien écouter la dance hall, de la musique des années 80, du rap et même des mantras un peu indiens. Ça dépend. C’est selon l’humeur. Parfois je règle mon MP3 sur un programme aléatoire. Si on est à deux à l’entraînement, je n’écoute pas de musique, l’autre occupe mon esprit.
As-tu gardé des liens avec ta famille d’accueil ?
En réalité très peu. Pourtant je suis resté longtemps. Je ne peux pas les associer au mot famille. Ce mot est trop connoté pour moi, mais je les garde dans mon cœur. Je ne suis pas démonstratif. Je ne peux pas, comme ma copine, téléphoner tous les jours à la famille et aller les voir deux à trois fois par semaine. Une famille normale, je ne sais pas ce que c’est. Je sais cependant que je n’aime pas être seul. J’ai besoin d’être entouré parce que mentalement cela occupe l’esprit. Je n’aime pas du tout dormir la nuit. Depuis tout petit, souvent je mets la radio ou je mets quelque chose qui m’occupe mentalement notamment quand je suis seul. Dans le noir, t’es face à toi et ça c’est super dur. C’est pour cela que je suis un peu hyper actif par peur du vide. S’il ne se passe rien, je m’enfonce dans je ne sais quoi. C’est un peu paradoxal parce qu’à la marche je m’entraîne souvent tout seul.
Où en est ta relation avec Denis, ton entraîneur d’aujourd’hui ?
On est souvent en décalage. Aux championnats d’Europe, j’étais « podiumable ». Ça l’a mis dans un état de stress qui n’était pas le mien. Il voulait absolument que je fasse un podium alors que mon objectif était de faire la course, jouer avec les concurrents, être dans la bagarre, la stratégie, la prise de décision. J’étais prêt, j’étais en forme pour entrer en compétition et trouver la solution. Le résultat n’est que la conséquence. Un résultat seul, absolu n’a pas de sens pour moi. Mon entraîneur ne voyait que le résultat. Moi, j’en suis détaché comme de l’enjeu de la compétition. « Les jeux à Paris 2024, qu’est-ce que ça te fait ? » Ça ne me fait rien, ce n’est pas mon moteur. Je n’ai pas le sentiment d’être dans un collectif. Je ne fais partie de rien. Je le fais pour moi, rien que pour moi. Je suis d’abord engagé avec moi-même. Ce serait peut-être différent si j’avais des sponsors et un entraîneur en permanence avec moi. J’ai beaucoup appris dans mon chemin de vie. Je ne suis pas certain d’avoir besoin d’un entraîneur. Ce qui me manque le plus est de m’entraîner dans un collectif de haut niveau comme le font les Espagnols. J’attends d’avoir quelqu’un qui est là tous les jours pour m’encourager : « Allez mon gars, on y va allez, on y va, on s’accroche ». Je maitrise à peu près mes charges, mes intensités d’entraînements. Peut-être que j’aurais besoin d’un accompagnement pour arriver à être le plus efficace avec un meilleur rendement. S’appuyer sur un entraîneur privé, c’est compliqué parce qu’il faut qu’il soit disponible et engagé, il faut le payer. Si tu gagnes 2000 € par an de prime, il faut lui reverser une quote-part. De nombreux entraîneurs ont souvent un fort ego et un besoin de reconnaissance au point où ça peut parfois nuire à la relation.
Ne serais-tu pas un peu rebelle ?
Non, mais je ne suis pas dans le charme. Je ne suis pas dans la séduction. Quand j’étais maître d’internat, je ne cherchais pas à faire plaisir aux jeunes mais à les aider à prendre des repères dans la vie. Repères que je n’ai pas eus. J’étais perçu comme quelqu’un de dur parce que je faisais très peu de concessions. Mais j’ai été beaucoup respecté du fait de mon parcours de sportif et personnel et d’avoir réussi à surmonter les difficultés malgré un parcours chaotique. J’espère que plus tard ils garderont de moi l’image d’une personne référente.
Je me souviens dans ma famille d’accueil, d’un jeune qui était resté longtemps. Il s’appelait Ibrahim et avait vachement de charisme. Il était beau gosse, s’habillait bien, prenait assez soin de lui. C’était un excellent sportif qui avait été footballeur, puis finalement au moment de passer pro, il est passé à autre chose. Dans le foot il y avait de la concurrence et des conflits. Lui, il venait de Sierra Leone, là où il y avait la guerre. Il avait plus important dans sa vie que d’être footballeur ou d’être dans les petites histoires des uns et des autres. Il a été un exemple pour moi. Une personne référente. Lorsqu’il prenait la parole avec des jeunes… il avait une présence et un charisme naturel incroyable. Il était persuadé de convaincre avec la parole, la prise de parole sans aucune flatterie et sans jamais renoncer à dire les choses
Quelles sont tes idoles ?
Il y a pas mal de gens que j’aime bien, mais je n’idolâtre personne, encore moins des gens que je ne connais pas. Je trouve un peu débile d’être fan de quelqu’un, uniquement sur des apparences. Zinedine Zidane est peut-être cool à la télé mais je ne sais pas comment il est dans la vie, si on partage les mêmes valeurs… J’ai besoin que les gens auxquels je pourrais m’attacher soient une référence en termes d’exemplarité, de fidélité, de valeurs.
Mais en vrai, je m’attache à très peu de gens…, même à aucune personne. Dans mon parcours de vagabond, j’ai fréquenté trois collèges différents et je n’ai jamais eu de mal à rencontrer des gens, à intégrer un cercle d’amis. Par nature, je suis un peu réservé et méfiant au début, c’est aussi une façon de me protéger, mais je suis cool avec tout le monde.
Propos recueillis par Francis Distinguin
[1] Référence à l’ouvrage du philosophe Jacques Rancière : « Le Maitre ignorant » – Éditions Fayard – 1987.