FESTIVAL DE SPORTIFS AU CNEA
CNEA 50 ans
Vainqueur à 5 reprises de l’Ironman de Nice et de la prestigieuse finale mondiale à Hawaii, Frederik Van Lierde, originaire du plat pays, séjourne chaque année au CNEA de Font Romeu. A 39 ans, il nous raconte pourquoi il reste un leader inoxydable de l’Ironman Mondial. En lui, aucun désir de séduire, d’impressionner. Le sentiment d’une stabilité. Sa force est de d’abord de se connaître parce qu’il a accès à son intériorité contrairement à de nombreux triathlètes qui demeureront leur vie durant dans l’ignorance de ce qu’ils sont.
Il s’exprime avec lenteur, d’une belle voix grave, posée. Il prend son temps, cherche le mot juste, vrai, plein. Il maîtrise parfaitement sa pensée et sa parole. On sent qu’il a une réelle densité. Ce qui domine en lui, est sa sensibilité. Elle lui permet de ressentir autrui, de percevoir ce qui survient en lui. Dans le même temps, ce qu’il éprouve est durablement enregistré, ce qui participe d’une expérience élaborée dans le temps au regard de ses réussites et de ses échecs. Il a le sens de l’essentiel, et c’est ce sens qui tout naturellement détermine sa vie. Comme s’il avait besoin de s’identifier à cette puissante masse montagneuse catalane qu’il arpente au CNEA, toute sa vie Frederik est en lutte contre l’éphémère, contre ce qui est menacé de disparition. C’est peut-être pour cela qu’il un besoin de s’enraciner dans l’immuable, d’échapper au travail destructeur du temps par des heures et des heures d’entraînement hebdomadaires à raison de 25 et 30 km de natation, 80 km de course, et 700 km en vélo.
Comment as-tu découvert l’univers de l’Ironman ?
N’ayant pu me qualifier aux JO en triathlon, j’ai basculé en 2008 sur de plus longues distances. Lorsque mon compatriote Luc Van Lierde, également nageur de formation, a remporté Hawaii (la plus prestigieuse compétition Ironman au monde), j’ai décidé de suivre sa voie. Je suis toujours surpris qu’un tel accord entre nous ait pu s’établir dès notre première rencontre.
A partir de 2011, Luc Van Lierde est devenu mon entraîneur en me faisant partager son expérience (deux fois vainqueur d’Hawaii). Très vite, j’ai commencé à gagner de grandes courses. Il aura été un personnage déterminant de ma carrière. Notre relation s’est construite sur le respect, la confiance et la transparence. Etrangement, nous sommes tous deux belges homonymes mais sans aucun lien de parenté. Mes bons résultats m’ont permis d’avoir le soutien de nombreux sponsors. Etre professionnel est un business où tu dois gérer, au-delà de tes performances, tes partenaires, ton team (un entraîneur, un masseur, un préparateur mental, un ostéo, un manager…) et travailler avec eux en étroite collaboration. La confiance dans ton matériel est également un aspect essentiel (ON pour les chaussures – CERVELO pour le vélo, MAVIC pour les roues…).
Quelle relation as-tu développé avec ton entraîneur ?
Je le connais depuis longtemps. C’est mon entraîneur, mon idole et mon ami. Je le vois régulièrement et l’on collabore ensemble pour établir mes plans d’entraînement. L’écoute et la communication sont la base de notre relation. On discute de nombreux sujets, de nos familles, de nos enfants, de nos vies respectives, de la vie normale.
Il m’accompagne parfois sur les phases terminales de ma préparation et sur les compétitions, notamment à Hawaii. Il travaille également avec d’autres athlètes, mais il me rejoint dès qu’il peut dans les moments clés. Sa présence à Font-Romeu en dernière semaine d’entraînement (3ème) est importante parce que c’est la période dure où tu es fatigué.
Au niveau des contenus, il a essentiellement appliqué ce qu’il avait mis en place pour performer à Hawaii. On procède à des tests de lactates dans les trois disciplines, natation, vélo, course à pied. En natation, cela consiste à réaliser un 400m max puis un 100 mètres max. On trace ensuite ma courbe d’évolution des lactates (1,2,3,4 maximal) et on identifie des seuils de vitesse. Je m’entraîne alors sur chaque discipline dans ces différentes zones. Je fais cela 2 à 3 fois par an. Lorsque tu es plus jeune, tu as peut-être besoin de tests plus fréquents. A 39 ans, je sais à peu près comment mon corps va réagir. La mesure des lactates n’est pas une fin en soi, un absolu, mais cela me permet de voir comment se comporte mon organisme et orienter mes entraînements (distances et vitesses). J’utilise les mêmes principes en vélo. Je commence à 100 watts et toutes les huit minutes, j’augmente de 40 watts. Et puis pour la course, je fais trois fois 1500 mètres progressifs sur la piste ainsi qu’un 600 mètres max. Par contre, je ne fais jamais de prise de lactates en compétition ou après… Une course est une course. Les tests peuvent indiquer du talent, des qualités incroyables, … mais sur des distances aussi longues, ils ne disent rien de la capacité à performer. Dans ce type d’effort, tu dois d’abord t’entraîner beaucoup en étant et capable de supporter mentalement cette charge.
Lors des entraînements, est-ce que tu essayes d’être plus efficace dans ta foulée pour la course, en fréquence de bras en natation et en nombre de cycles en vélo ?
Être plus efficace et économique est très important en Ironman. En course par exemple, tu n’as pas les mêmes fréquences ni les mêmes amplitudes en compétition qu’à l’entraînement. Le but n’est pas d’aller chercher une longue foulée, c’est plutôt tac, tac, tac… Il faut être plus économique car tu attaques ton marathon après 5,6 heures d’effort. A l’entraînement je me teste parfois à ces fréquences de compétition mais cela me demande un effort de concentration dans la mesure où cela ne s’inscrit pas dans une exigence imposée par la situation. Par contre, je ne vais pas m’amuser à tester de nouvelles choses en compétition sans les avoir validées à l’entraînement.
Le mental et la connaissance de soi sont des qualités essentielles dans ce type d’effort.
Hier par exemple, j’ai fait 7h15 en vélo. Tout seul. Tout le monde n’est pas capable de gérer et d’endurer ce genre d’effort. Pour être efficace et mentalement fort, il est essentiel d’avoir une connaissance de soi approfondie. La nécessité de se connaître est d’une importance capitale. Chacun doit intervenir en lui-même pour éliminer ce qui l’entrave, le retient, l’empêche d’être lui-même. Cela suppose de prendre conscience de tout ce qui constitue l’ego, de tous ses agissements, pour essayer de vivre en accord avec soi. Pour accéder à cet état, un travail de nombreuses années est nécessaire.
Lorsque tu es fatigué, les choses paraissent plus floues, plus vagues, plus incertaines, et c’est à ces situations-là auxquelles je me prépare toute l’année afin de garder ma lucidité dans l’effort extrême. Je suis un bosseur, quelqu’un qui adore s’entraîner … Cela me procure une force intérieure, une capacité à supporter la douleur, et d’éviter d’être déstabilisé par n’importe quel événement, à l’entraînement comme en compétition.
Si la connaissance de soi est d’une extrême importance, elle ne résout pas tous les problèmes. La difficulté est de trouver une sorte d’état, une forme de transe où tu es en toi sans que cela consomme trop d’énergie et te consume. Il est impossible d’être attentif à ta respiration, à tes muscles et à tes pensées tout au long d’une course de huit heures. Peu d’athlètes de 20 ou 25 ans sont capables au très haut niveau de gérer leur fatigue, leurs pensées tout en restant vigilant tout au long du parcours. A 20 ans tu n’as pas développé cette aptitude. Et l’Ironman n’est pas le 100 mètres nage libre. L’expérience joue beaucoup. C’est la raison pour laquelle les meilleurs de la discipline se situent dans des classes d’âges de 30, 35 ans. A 39 ans, je suis toujours à mon meilleur niveau. Parce que dans cette discipline, l’expérience est indispensable. Savoir comment ton corps réagit, comment tu te réalises personnellement dans ton projet sont des aspects essentiels. C’est pour cela, je crois que je suis plus attentif aux bruits de mon corps et capable de mieux identifier les alertes. Picasso affirmait qu’il faut un long temps pour devenir jeune.
C’est ce que j’ai pu vérifier. L’Ironman n’est pas une discipline pour jeunes précoces. Il m’a fallu attendre 35 ans pour atteindre cette maturité tant attendue. Et formidable surprise, à la faveur de ce qu’elle m’a accordée, je suis enfin devenu jeune. Je comprends mieux cette injonction du Talmud : Il est interdit d’être vieux. Quand j’étais jeune, j’étais vieux, préoccupé par mes doutes sans vraiment savoir qui j’étais. Devenu vieux (relativement) et dans le même temps devenu jeune, je connais le bonheur de m’entraîner et de vivre ma passion.
La connaissance de soi suppose d’aller très loin dans la volonté de se mettre dans des situations limites avec la souffrance comme corollaire. « Les choses précieuses qui touchent à la nature de l’existence ne peuvent s’obtenir sans qu’on paie de sa personne » écrivait l’aventurier Nicolas Bouvier dans « L’usage du monde ». Ta démarche s’inscrit-elle dans cette approche à l’extrême du dénuement. ?
L’entraînement est pour moi une forme de vie. Je m’entraîne des journées entières, enfermé parfois dans ce petit local à vélo du CNEA par temps de pluie. Ce sont forcément des expériences limites. Il faut bien avouer qu’il y a toujours un prix à payer. Le travail intérieur (mental) auquel je me livre exige que je lui donne tout mon temps, toute mon énergie. Rien d’autre n’est possible. Cela est d’une importance vitale et c’est pour cela que le CNEA de Font-Romeu est un lieu qui me convient. L’entraînement participe justement à ce travail long et couteux, d’abnégation, de remise en cause et de conquête de soi. La plupart de mes adversaires se découragent, renoncent et rebroussent chemin car ils refusent ce travail de dénuement qu’exige une telle performance.
Ici à Font-Romeu, ma solitude m’engage à aller à la racine de l’Ego pour l’extirper. « L’honnête homme doit œuvrer à la racine » pensait Confucius. Cela est essentiel de me débarrasser de l’emprise du « moi » dans lequel chacun a tendance à s’enfermer en s’apitoyant sur son sort d’athlète de haut niveau. Voilà pourquoi, il faut œuvrer à la racine de soi et accepter d’être perturbé par la remise en cause de ce que l’on est.
La douleur est aussi une histoire de mental et lorsque tu t’entraînes dur en altitude, tu as le sentiment d’être mieux préparé que les autres à gérer ce genre de situation. La douleur de l’effort à l’entraînement n’est pas comparable à la compétition, notamment lorsque tu dois te battre pour une dixième place ou quinzième place. A contrario, lors de ma victoire à Hawaii, j’étais dans telle euphorie que je n’ai gardé aucun souvenir de souffrance. Mais je me prépare toute l’année à entrer dans ces zones de fragilités où tu es menacé par le doute et la dispersion. Il ne faut pas abandonner son corps mais se ressaisir pour préserver sa force vitale. Le corps, la pensée, le conscient, l’inconscient, le passé, le vécu, … Tout doit concourir à préserver une unité menacée de dislocation. Il me faut alors faire un énorme effort mental pour rentrer en moi sans me préoccuper des autres afin de retrouver énergie et lucidité. Et puis, à d’autres moments, il faut aussi être capable d’atteindre une forme de non pensée, de retrouver une certaine candeur, une indispensable innocence pour que le temps passe plus vite et que la course paraisse plus légère. La préparation mentale permet justement de jouer sur différents modes selon les circonstances et les nécessités.
Comment contrôler ses pensées pendant 8 heures ?
Lors d’un Ironman de 8 heures, tellement de choses peuvent se passer. Dans la mesure où je ne peux pas tout prévoir, il faut que j’accepte tout événement et que je reste disponible à l’aléatoire. C’est important de contrôler les choses que tu peux contrôler mais ne pas se préoccuper des autres choses sur lesquelles tu ne peux pas agir (tes concurrents, la météo, …). Il ne faut pas mettre de l’énergie dans les choses que tu ne peux pas contrôler.
Sur certaines compétitions, ma présence à moi-même ne se relâchait à aucun moment. J’étais harcelé par le besoin d’observer ce qui survenait en moi, si bien que toute ouverture était comme broyé, à peine commençait-elle à naître. La pensée cherchait à se penser elle-même, à observer ce qui se déroulait, à examiner comment se formait une idée. C’est épuisant ces périodes de grandes tension et d’extrême acuité. Je voulais interrompre ce que je subissais mais je ne le pouvais pas.
Depuis dix ans, je travaille avec une préparatrice mentale. Ce temps-là a été nécessaire pour procéder à un douloureux travail de déblayage pour me trouver et aller de l’avant. Progressivement, j’ai pu m’apprivoiser pour aujourd’hui acquérir une sérénité, une clarté et un profond bonheur d’être.
Non pas, parce que j’étais faible mentalement mais pour bien gérer et savoir quoi faire selon les circonstances. Els (ma préparatrice mentale) habite à proximité de chez moi en Belgique. Je la vois environ 4 à 6 fois par an. Pendant 1 heure, on discute de tout ce qui s’est passé, des projets futurs. On élabore un plan minutieux pour chaque grande échéance. J’écris sur une feuille tous mes points forts, et tout ce qui me paraît important pour préparer l’échéance. Nous avons identifié ensemble trois mots clés : moi, ce que je fais, maintenant.
Moi, bien sûr, il ne faut pas penser à tes concurrents, ce que fait un tel ou un tel, … Il faut penser en toi.
Ce que je fais … En alimentation, vraiment savoir ce que je fais à ce moment-là, mais également les décisions à prendre si un concurrent démarre, …
Maintenant : il ne faut pas penser à ce que tu as fait, ni à l’avenir.
Tu te rends très vite compte lorsque des idées négatives apparaissent. Pour bloquer ces pensées, j’ai défini un terme qui m’appartient « OW » et qui m’aide à revenir sur les mots clés, abordés précédemment. L’idée est de me maintenir au centre de que l’on appelle « cercle d’attention ». Sur un papier, tu es au centre, le 1er cercle est celui de ta performance, et ensuite tu disposes d’autres cercles autour avec notamment les circonstances, ce qui se passe dans la course, les supporters, sponsors les médias, ta famille. Il faut rester là, au centre de toi et de ta performance, sans se préoccuper de ce que tes sponsors vont dire, ne pas penser à papa et maman… Quand tu es perdu ou que tu as des pensées négatives, c’est souvent parce que tu es éloigné de ton centre. Quand je suis présent à moi-même, je suis également présent à ce qui m’entoure, capable d’observer ce qui s‘offre à ma vue. En fait le regard intérieur et le regard qui se pose sur l’extérieur fusionnent, s’alimentent l’un l’autre. Souvent, ils ne sont qu’un et même regard, lequel ne peut avoir qu’une seule et même vision.
J’évite d’avoir des affects lorsque je me fais doubler par un concurrent. L’important est de garder ma lucidité et me poser les bonnes questions. Comment est-ce que je me sens ? Qu’est-ce que je dois faire ? Est-ce que ça vaut le coup de le suivre ? Gérer une course, c’est prendre des décisions en évitant par exemple, de suivre un fou qui va démarrer pour être cuit au bout d’une quart d’heure sachant que l’épreuve dure 8 heures.
Quels sont les échecs qui t’ont donné le plus de frustration ?
L’expérience permet d’apprendre de ses erreurs. En 2011, j’avais fait une super saison et j’étais persuadé que ça allait passer à Hawaii. J’avais gagné l‘Ironman d’Abou Dhabi, l’Ironman de Nice, … C’était surprenant, j’avais tellement de confiance, j’étais tellement convaincu de ma forme … que je n’ai pas réussi à terminer l’Ironman. Peut-être encore une histoire d’Ego que je pensais avoir détrôné et dont ma confiance n’a pas su déjouer les ruses. J’étais bien placé et pfeu…., j’ai explosé au marathon. Une erreur fatale de nutrition. Même si tu es mentalement fort, quand il n’y a plus d’essence dans le moteur, tu n’avances plus. Ce sont des erreurs que je n’ai plus reproduites. En 2012, je termine 3ème à Hawaii, et cela m’a donné la confiance pour aller gagner Hawaii l’année suivante en 2013. Quoi qu’il en soit, il faut accepter et se préparer à ce que ce soit difficile et que ça fasse mal, sinon c’est une blague. Ça va faire mal ! C’est certain. Tu ne sais pas quand, tu ne sais pas comment, tu ne sais pas où, mais au long de ces huit heures, ça va arriver !
En 2016, j’étais bien dans le groupe de tête au début du vélo et j’ai eu un carton (5minutes de pénalités). En triathlon, il faut rester à 12 mètres les uns des autres. Je suis dans le groupe de tête constitué d’une trentaine de personne et ça roulait très serré. Ça descend et je suis à 12 mètres et quand ça monte, je viens trop près, je freine mais l’organisation m’a quand même pénalisé de 5 minutes.
Lorsque tu prends cette sanction au 15ème kilomètre, c’est déjà dur, mais tu écopes également de 5 minutes d’arrêt à la fin, après avoir parcouru 60 km. Tu ne prends pas seulement une pénalité de 5 minutes, mais tu es obligé de t’arrêter 5 minutes. C’est horrible. Entre 15 et 60 km j’étais mentalement un peu perdu… Malgré tout, je me suis maintenu en tête à l’arrivée du vélo et j’ai été obligé de m’arrêter 5 minutes à regarder les adversaires me passer devant. Je suis reparti en 48ème position. J’ai remonté tout seul pour terminer en 16ème position après le vélo, j’ai continué à rattraper jusqu’en 8ème position et après j’ai reperdu 2 places à la fin pour terminer 10ème. Je me suis battu mentalement pour être 10ème mais c’était une de mes épreuves les plus intéressantes. Quelque part, c’était très fort.
A partir de cet événement, je me suis dit qu’il me fallait changer mes objectifs. Ne pas être focalisé sur la victoire ou le podium mais accepter de me battre pour une cinquième place, une dixième place … Compte tenu de la concurrence, gagner n’est plus un objectif premier. Cela supposait d’envisager la performance par des objectifs moins ambitieux. Pour cela, je me suis fait aidé car accepter de ne plus vouloir absolument être premier était déstabilisant. Il me fallait mettre des objectifs plus accessibles, plus facilement réalisables.
Pour se préparer à ce type d’épreuve et s’engager dans cette vie de solitude, ne faut-il pas être très organisé et structuré ? Le rangement de ta chambre au CNEA reflète-t-elle ton univers mental ?
Ici, oui ma chambre est plutôt bien rangée. Je ne suis pas strict, strict, strict, mais j’aime bien que les choses soient bien organisées, le rangement de ma chambre traduit peut-être mon univers mental… Oui, c’est sûr, je suis organisé et structuré.
Quant à cette vie de solitude, je sais qu’elle m’est nécessaire et il va sans dire que je l’ai souvent recherchée. Devenue mon alliée, elle me permet d’entrer en moi, d’écouter la voix intérieure, de me parcourir, de creuser ma terre, d’apprécier ma vie. La solitude a rarement été une charge.
Après ma victoire à Hawaii, un journaliste a contacté ma femme pour lui demander combien de jours par an, j’étais loin de ma famille. Elle a regardé sur mon agenda, et elle a vu le chiffre de 228 … sur 365 jours. C’est beaucoup. Tu as les stages, les compétitions, le travail avec les sponsors. On est tous les deux profs de sport. On s’est rencontré la première fois à l’école où l’on a fait nos études ensemble. Elle a donc vécu depuis le début mon parcours dans le triathlon et nous sommes mariés depuis 15 ans. Elle peut se libérer pendant les vacances pour m’accompagner avec les enfants. En général, je choisis mes destinations dans des lieux agréables. On fait des concessions mutuelles mais c’est bien la qualité de nos relations qui compte plutôt que le temps passé. Et puis comme athlète, tu ne t’entraînes pas 18 heures par jour. En m’entraînant 5 à 6 heures, cela me laisse du temps avec ma petite famille. Ça marche bien…
Un des aspects importants est la nutrition. De quoi ton corps a besoin ? Comment tu t’alimentes ?
J’ai beaucoup appris dans ce domaine. Sur des distances olympiques, tu ne peux pas faire de grandes erreurs parce que ton corps dispose des sucres et de l’énergie pour une performance d’1heure et ¾. Mais sur une épreuve de 8 heures, ce n’est pas possible. Bien se connaître, savoir comment to corps réagit avec certains sucres, connaître ta perte hydrique par heure, ta dépense en sel et en sucre, sont des aspects essentiels. Je sais que pour chaque heure d’effort, je dois boire entre 1 litre et 1litre et demi (plutôt 1,5 litre), je consomme 80 grammes de sucre par heure, et je dépense 2 grammes de sel par heure.
C’est un véritable plan de nutrition à mettre en place pendant la course. Si tu oublies un ravitaillement ou tu te trompes de timing de quelques minutes, c’est fini. C’est comme pour une voiture.
En triathlon, faut essayer d’avoir le plein le plus longtemps possible. J’ai explosé en 2015 pour avoir raté un ravitaillement. Le pire a été Hawaii en 2017. J’avais déposé mon ravitaillement le matin au kilomètre 100 du parcours en vélo. Je suis arrivé dans cette zone avec le groupe de tête d’une douzaine d’athlètes mais aucun bénévole ne m’attendait pour me donner mon sac. J’ai été obligé de m’arrêter à la fin de cette zone « special needs » et j’ai hurlé mon numéro de dossard « number seven ». Il m’a fallu attendre plus de 2 minutes pour que les bénévoles récupèrent mon ravitaillement. C’est à la fois beaucoup et peu. Je ne voyais plus le groupe de tête, mentalement j’avais perdu ma course et j’ai abandonné après 3km dans le marathon … vidé.
Certaines études ont démontré que si l’organisme est habitué à boire tout le temps, il ne peut pas garder l’eau. Une théorie avance que si l’on boit peu, en bon épicier, on garde l’eau plus longtemps et on apprend son corps à supporter des températures intérieures élevées, sans trop éliminer d’eau.
C’est clair, c’est un aspect que je travaille plutôt à l’entraînement. Dans ces périodes, j’essaye de comprendre mon corps, d’écouter mes sensations, de tester de nouvelles choses.
Mais tu ne prends jamais le risque de tester cela en compétition. Surtout dans ces lieux très chauds et humides où se déroulent de nombreux triathlons.
A Hawaii par exemple, il fait 35 degrés, tu n’as pas droit à l’erreur. Dans ces conditions, je dépense 1’5 litres par heure et je sais que mon corps ne supporterait pas que je force mon hydratation à deux litres. Mais à l’entraînement comme hier, j’ai roulé plus de 7 heures, j’ai bu seulement un peu plus de 2 litres pendant l’effort, ce n’est pas 1 litre par heure, c’est 0,3 litre par heure. Avec l’expérience, on ressent précisément les besoins de son corps et on arrive à ajuster si l’on reste à l’écoute de soi.
Procèdes-tu aujourd’hui encore à ces évaluations ?
Non parce que ça ne bouge pas trop. Dans mon quotidien, je prends également des suppléments de fer (surtout ici en Altitude), des omégas 3 6 9, glutamine (important pour l’estomac) et je bois beaucoup. Toutes les six semaines, j’échange avec une « nutritionniste » qui procède à des tests de kinésiologie et voit vraiment ce dont tu as besoin en fer… Cela ne s’appuie pas sur des données scientifiques mais ça marche pour moi. J’ai comparé ses analyses avec des prises de sang et elles confirment ses conclusions. A distance, elle place du fer à côté d’elle. Quand je résiste bien, cela veut dire que je n’en n’ai pas besoin. Quand je ne résiste pas bien, cela veut dire que j’en ai besoin… et ça marche très bien. Elle a fait des études de kinésiologie et a vécu de nombreuses années aux Etats-Unis avant de revenir. Cela m’a beaucoup aidé. Au début, lorsque je faisais des Ironman, j’avais beaucoup mal au ventre avec des besoins d’aller fréquemment aux toilettes…, elle m’a permis d’avoir un estomac vraiment fort. Parce que je peux te dire que 80 grammes de sucre par heure, au bout d’un moment, l’estomac souffre. Il faut savoir supporter tout ça. Au plan nutrition, tout le monde est différent. Beaucoup de personnes me demandent des conseils mais chacun doit tester et trouver sa bonne nutrition. C’est très individuel.
Tu perds du poids à Font-Romeu ?
Oui, toujours. Malgré les apparences (1,84m, 74 kilos), je ne me donne pas contraintes alimentaires et je suis plutôt un bon mangeur. Il faudra certainement que je fasse attention à mes rations alimentaires après ma carrière pour ne prendre trop de poids. Ici c’est un bon endroit pour bien m’affuter. Bien entendu, ma perte de poids est liée à l’entraînement et à l’altitude, mais également et surtout à la nutrition car ici je n’ai plus les mêmes tentations (Nutella, Coca-Cola…) qu’à la maison avec mes deux enfants. Trois semaines où je ne touche à rien de tout ça, puis trois semaines avant Hawaii, cela me forge un très fort mental, car je sais pourquoi j’ai fait tout cela.
Dans le milieu de l’Ironman, penses-tu que le dopage soit répandu ?
Non, je ne crois pas, parce qu’il n’y pas beaucoup d’athlètes positifs. Bien sûr dans la mesure où il y a du vélo, cela laisse entendre des similarités avec le cyclisme, mais je crois que dans notre milieu, le fait qu’il n’y ait pas d’importants enjeux financiers est un facteur déterminant quand on parle de dopage.
As-tu déjà essayé ces nouveaux casques utilisés par des athlètes avant la compétition pour stimuler certaines parties du cerveau et en inhiber d’autres ?
J’ai déjà lu sur ça. C’est interdit en compétition. Je connais quelques athlètes qui utilisent ces dispositifs mais je n’ai pas encore vu de résultats remarquables susceptibles d’être corrélés à cette utilisation.
L’entraînement en Altitude ?
Entre 2009 et 2013, où j’ai gagné Hawaii, je suis venu 2 fois par an, 3 semaines, au mois de juin et au mois de septembre. A partir de 2014, on a un peu changé les choses. Mon entraîneur pensait préférable que je m’entraîne en altitude simulée en Belgique. J’ai essayé pendant 2 ans sans vraiment être convaincu. C’était très contraignant. Il me fallait déjà 1h30 en voiture pour accéder au centre, puis tu roules 2 heures en vélo dans l’espace hypoxique et tu reprends ta voiture pour 1h30. Au bout de deux ans, je suis revenu au CNEA de Font-Romeu. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais le fait de m’entraîner dans la nature, dans un lieu où l’air n’est pas pollué me donnait plus de plaisir et mes résultats sportifs s’en sont ressentis. Pour moi, ici ça marche très bien. Supporter des charges d’entraînement quotidiennes aussi importantes me paraît plus facile ici dans la nature. En Belgique, ils sont très avancés sur le recueil de paramètres et de données scientifiques mais moi je préfère privilégier mon équilibre de vie.
Comment gères-tu le changement d’altitude et de climat pour préparer la finale mondiale de l’Ironman qui se déroule chaque année à Hawaii ?
J’arrête l’entraînement en altitude 3 semaines avant la course, notamment pour des courses comme Hawaii qui nécessitent un temps d’adaptation au décalage horaire et au climat. Sur une compétition comme l’Ironman de Nice (remporté par Frederik à 5 reprises notamment en 2018), je descends juste 3 jours avant la compétition dans la mesure où ce n’est pas loin. En fonction des destinations, j’opte pour l’un ou l’autre de ces protocoles. Scientifiquement, il est prouvé que l’effet de l’altitude est positif entre le 2 et 3 et jusqu’au 17ièmejour. Entre ces espaces, c’est une zone un peu incertaine. Tu peux être bien et moins bien. Ça dépend de chacun mais également de la charge et du volume d’entraînement que tu as fait avant. Quand je descends 3 jours avant, la dernière semaine ou les dix derniers jours mes séances d’entrainement sont moins dures.
Lorsque je vais à Hawaii, je m’entraîne dur à Font-Romeu jusqu’au dernier jour et j’attaque ma récupération après. Je peux parfois descendre en plaine 12 jours ou 15 jours avant l’épreuve, mais en fait tout dépend comment tu t’es préparé ici, et bien ajuster ce que je fais entre mon départ de Font-Romeu et le début de la compétition. Je fais vraiment attention à ne pas en faire trop dans les deux dernières semaines. C’est très important mentalement et physiquement.
N’y aurait-il pas une certaine analogie entre cette réflexion sur l’adaptation physiologique des organismes en fonction des différentes altitudes d’entraînement et de compétition avec la démarche de Kilian Jornet, lequel partant du postulat que plus on reste longtemps en Altitude plus le temps d’adaptation est long et fatiguant pour l’organisme, s’était testé à monter et redescendre l’Everest le plus rapidement possible ? Sa démarche ressemble à un processus inversé, à celui que tu mets en place lorsque tu vas à Nice. Tu t’entraînes en Altitude et tu attends le dernier moment pour éviter ce processus long et couteux d’adaptation.
Oui c’est bien probable. La difficulté est de trouver l’ajustement en intensité et volume sur les journées qui précèdent la compétition. C’est pourquoi le travail de planification avec mon entraîneur est un aspect essentiel de ma performance. J’ai besoin de donner un sens à tout ce que je fais. Dans les moindres détails. Lorsque Luc me propose une séquence de 6x 2000 mètres sur la piste, j’ai besoin de comprendre pour m’impliquer. Parce que lorsque tu ne comprends pas pourquoi tu fais ceci ou cela, s’est beaucoup plus difficile d’être dedans et d’accepter de souffrir.
Comment planifies-tu ton organisation pour Hawaii ?
Après Font-Romeu, je rentre en général quatre jours à la maison, puis je pars à Phénix aux Etats-Unis trois semaines avec la date de compétition. Je passe là-bas 10 jours à m’entraîner pour habituer mon corps à la chaleur dans une environnement très sec. Mon corps gère plutôt bien la chaleur quand ce n’est pas trop humide, et ensuite j’arrive à Hawaii une semaine avant la compétition. Quand tu descends de l’avion, l’air est humide et chaud. C’est un choc. Le décalage horaire entre la Belgique et Hawaii est de 12 heures. Lorsque je m’arrête à phénix cela fait déjà 9 heures, et la dernière semaine, cela fait 3 heures. Je fais cela depuis 5 ans et ça marche.
A Hawaii, la route serpente au bord de la mer et il y a beaucoup de vent de travers, c’est un course dure, très dure. À tout moment, le temps, le vent peuvent changer. Pendant la course on n’a pas le droit d’avoir des oreillettes. Même pendant le ravitaillement, il est difficile de communiquer car l’espace est géré par l’organisation. Juste quand tu es en vélo sur le bord de la route que tu peux éventuellement avoir des informations de ton équipe. C’est vraiment un contre un, tu n’as pas le droit d’avoir des gens extérieurs. Si un gars de ton équipe court à côté de toi, tu peux prendre des pénalités car c’est interdit.
Dors-tu bien ici ?
Oui, je dors 8 à 9 heures par nuit. Je ne fais pas trop de longues siestes car j’ai du mal à m’endormir le soir. Entre deux séances d’entraînement, je me repose sur mon lit mais j’évite de dormir. Je pense cependant que la capacité à dormir facilement est une véritable force. Certains de mes concurrents dorment systématiquement deux heures chaque après-midi. Un point également important est qu’avant une compétition je ne suis pas vraiment nerveux comme certains de mes concurrents. C’est une force car je n’ai pas de stress négatif. Bien sûr, il faut être un peu excité mais pas trop.
Ta charge quotidienne d’entraînement est plutôt impressionnante !
En général, je m’entraîne sur deux épreuves différentes par jour. Deux fois par semaine, je fais trois entraînement. Sur une semaine solide, je nage entre 25 et 30 km, je cours 80 km et fais également de longues sorties en vélo pour profiter de ce magnifique endroit, à raison de 600 à 700 km par semaine. Ce n’est pas mal, non ?
Ne présentes-tu pas de perte de force et de masse musculaire avec ces longs efforts ?
Pas trop non. Je ne fais pas beaucoup de musculation car je dois être performant sur 3 disciplines Je ne vois pas trop de sens à faire du renforcement musculaire et cela supposerait de faire 2 à 3 semaines en plus de prépa physique et mentalement…
En termes de reconversion, es-tu inquiet pour l’avenir ?
Non, pas trop. Je sais déjà exactement ce que je veux faire. 2020 sera ma dernière année.J’entraîne déjà une quinzaine de triathlètes. C’est juste On Line avec des plans d’entraînement et quelques contacts pour savoir comment ils font, mais aujourd’hui je n’ai pas de temps disponible pour être sur le terrain. Structurer l’entraînement me semble déterminant de la Performance et je pense que dans le futur, je vais continuer à faire ça et rester dans cet univers.
Beaucoup de plateformes proposent aujourd’hui ce genre de service, mais ne penses-tu pas que la plupart de ces outils manquent d’humanité ? Ce n’est pas ton univers.
Tous les sportifs que j’entraîne se trouvent dans ma région. Je les vois quand je suis à la maison, et parfois le samedi, on nage ensemble. L’échange, le contact physique sont indispensables. Ce ne sera jamais une plateforme automatisée destinée à gérer des milliers d’athlètes.
Tu es maintenant devenu une star de l’Ironman. Le public te reconnaît et te soutient sur le bord de la route. Que du bonheur !
A Hawaii, il n’y a beaucoup de monde au marathon, mais moins en vélo. Par contre à Nice, il y a beaucoup de spectateurs qui t’encouragent et cela t’aide vraiment, et puis je suis un peu plus connu maintenant (il a gagné 5 fois).
Par contre, en Afrique du sud j’ai été agressé à Port Elisabeth en 2016. Une semaine avant la compétition, j’étais en train de m’entraîner en vélo, j’étais côté gauche de la route, il y a 4 jeunes noirs auxquels je fais signe parce que croyais qu’ils ne m’avaient pas vu. Je ralentis, je vais à droite de la chaussée mais lorsque j’arrive à leur hauteur, ils viennent vers moi et probablement qu’il y avait quelqu’un qui m’a frappé dernière moi avec un bâton. Je suis tombé par terre sans mettre mes mains et c’est mon bassin qui a heurté le sol. Inconscient pendant 15 minutes, ils m’ont pris mon iPhone, mes lunettes mais m’ont laissé mon vélo. C’est ce qui valait le plus cher mais peut-être aurait-il eu du mal à le revendre. Une dame qui a vu la scène a appelé l’ambulance. Les tests à l’hôpital étaient plutôt rassurants mais j’ai eu par la suite d’importants maux de tête (whiplash). J’ai cependant souhaité participer à cet Ironman et terminé 7ème. Cela m’a permis de me remettre mentalement de cette agression. Physiquement, cela m’a pris 1mois et demi pour récupérer de mes blessures. Heureusement que j’avais le casque sinon, je serais mort car ils l’ont fracassé en deux. Ils m’ont laissé par terre comme mort. Ce sont des pauvres, c’est incroyable. Mais bon, ça arrive. Je suis allé douze fois en Afrique du Sud sans jamais avoir un problème. Alors, bon. Mais le pays que préfère pour les compétitions d’Ironman, c’est vraiment la France car il existe une véritable tradition de triathlon et la qualité des organisations est toujours remarquable.
Frederik Van Lierde – Ironman World Champion 2013
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Francis Distinguin
CTPS – Mission Haut-Niveau / Formation
CREPS – CNEA Font-Romeu