LA PREPARATION DES JEUX DE PARIS AU CNEA FONT-ROMEU
GASTRONOMIE ET PERFORMANCE EN OVALIE
Au premier contact, il cherche à nous réveiller de notre torpeur, attirer notre attention, nous faire sourire, nous donner envie d’échanger et de jouer. C’est peut-être là une des clés d’un bon entraîneur, entraîner c’est d’abord « amener avec », dans sa définition première.
Il use de la voix, du langage et du geste. Des anecdotes, des images et des mots s’enchaînent et fusent en terrain glissant. Dans le monde de l’ovalie, les connaisseurs diraient qu’il adore faire chanter la gonfle [1].
Ce jour-là, j’avais l’œil terne des poissons restés trop longtemps dans le bac à glace. Il est vrai qu’à hiberner l’hiver sur les hauteurs enneigées de Font-Romeu ça n’arrange pas les choses. J’aspire à la révolution, au changement, au réveil de la vie et de la fantaisie dans l’univers normatif de la performance. Mais il est de rares moments où une rencontre peut nous sortir de notre léthargie hivernale, raviver la flamme pour nous convaincre au final que tout n’est pas perdu.
Rencontre avec Sébastien Bertrank, coordonnateur du DE Rugby en compagnie de son acolyte Michel Verger.
Sébastien Bertrank : Mon parcours dans le rugby m’a permis d’explorer un certain nombre de choses. Je suis convaincu de l’importance de mettre de la fantaisie au cœur de l’enseignement.
C’est pourquoi, je me méfie des discours, des colloques, des formations qui donnent trop souvent l’illusion de maitrise et de vérité sans engager du changement. Je suis convaincu que le changement peut opérer qu’à partir de situations vécues, à condition d’interroger ce qu’il s’est passé, et envisager ce que l’on pourrait faire.
La difficulté, lorsque tu as une approche centrée sur l’humain est que « les autres » ont tendance à penser que tu es un doux rêveur, que tu n’es pas dans le réel. Or c’est justement l’inverse, puisque c’est la situation de jeu, l’action qui est le point départ. Ce sont « les autres » qui ne sont pas dans le réel. Ils n’en veulent pas parce que cela crée en eux du doute, de l’incertitude, de l’inconfort. « Eux » veulent des certitudes. Se frotter au réel exige du courage. Parce que cela nécessite de la curiosité, de l’intérêt pour les connaissances et de l’inventivité. « Les autres » s’appuient sur une représentation de la performance qu’ils considèrent comme vérité. Et de facto, refusent d’interroger le réel et de réfléchir sur les processus engagés dans l’action.
Ce sujet-là est rarement abordé parce que l’on touche aux représentations de chacun et cela peut parfois devenir très violent. Depuis 20 ans, nous avons expérimenté de nombreuses choses au niveau pédagogique comme dans le management. Avec le recul, on avait créé une sorte de laboratoire, un lieu d’expérimentation avec les juniors dont je m’occupais.
FD : De nombreux entraîneurs veulent maitriser le « tout » de la performance. Mais c’est une illusion. Confrontés à un problème, il leur faut immédiatement trouver une solution pragmatique et efficace. Le temps qui passe est leur ennemi. Peur du temps nécessaire pour avancer des hypothèses, trouver des réponses, peur de ce temps vide d’apparence où il ne se passe rien. Il faut occuper ce silence hyper stressant. Et alors, l’entraîneur arrive de suite : bon alors ton bras, tu fais comme ça, …. La technique de jeu, tu fais comme ça, … au lieu de prendre le temps de mettre les joueurs en situations de jeu et de les inviter à réfléchir à la façon dont il va s’y prendre pour résoudre son problème. Comment les joueurs interrogent le jeu ? Et on voit bien, qu’il y a là, deux mondes qui s’opposent, qui ne s’appuient pas sur la même vision de ce qui est supposé faire performance.
SB : Il y a beaucoup de violence entre ces mondes-là. Les tenants du geste idéal mènent la vie dure aux tenants du jeu parce que ces derniers sont minoritaires. … On remet alors en cause leur façon de fonctionner. Le monde des descendants est d’autant plus violent qu’il s’appuie pour tout argumentaire sur une caution scientifique en faisant dire à la science ce qu’elle ne dit pas. A l’inverse, ce troisième monde (en référence aux 3 univers de compréhension de la performance humaine de F.Bigrel) est généralement dans l’écoute, l’empathie et le partage.
Quelques exemples pour illustrer mon propos :
Dans la catégorie Reichel (le championnat de France Elite A des moins de 21 ans,) on perd tous nos matchs de la première partie de championnat. Alors là ça ne rigole plus, le club a telle notoriété que ce n’est plus possible. On est convoqué par nos responsables. Nous, on arrive peinard. Ils nous interpellent. « Vous vous rendez-compte… ? » et là ils prennent des exemples, ils avaient tout noté pour préparer leur sermon. Nous étions dans un club ou l’anticonformisme était très mal vu.
On reçoit le club de Montpellier qui n’était pas encore très performant en junior, on perd. « Vous vous rendez-compte, vous perdez contre Montpellier…On n’a jamais vu ça. »
Quelle faute grave avais-je bien pu commettre pour provoquer cette colère ? En fait, j’avais juste changé nos habitudes. Plutôt que d’annoncer la composition de l’équipe la veille du match pour le lendemain, j’avais procédé comme les britanniques, à savoir, annoncé l’équipe 50 minutes avant le début du match. Ceux qui étaient sélectionnés restaient sur le terrain et les autres retournaient au vestiaire ou sur le banc de touche avec des rôles d’observation. J’avais proposé cela parce je trouvais que l’annonce du vendredi plombait l’ambiance, autant pour ceux qui étaient sélectionnés, que pour ceux qui n’étaient pas retenus. Silence de mort. C’est pour cela j’avais décidé l’annonce au dimanche avant le match. Mais c’était un Sacrilège. « Cela n’a jamais été fait dans le club ! » m’ont-ils rappelé sans oublier de me citer le palmarès du club.
En début d’année, nous avions décidé de mener une longue phase d’expérimentation dans différents domaines. Dans le mode de management. « Eux » avaient tout noté, et ils nous ont sorti tout ce qui leurs paraissait loin de ce qu’ils faisaient, en considérant à priori que ce n’était pas ce qu’il fallait faire. Et comme ils n’avaient jamais vu ça, c’était nul. On en a pris plein la gueule. Ça a frotté, parce qu’il y avait deux mondes qui ne se comprenaient pas, et puis le fait qu’on avait perdu quasiment tous nos matchs (10/11) nos arguments avaient du mal à passer. Je ne me suis pas dégonflé : « Oui mais d’après mes prévisions, au match retour, on en perdra peut-être un, mais on devrait tout gagner. » La réponse fut cinglante « Mais en plus tu te fous de notre gueule. » « Non, je ne me fous pas de votre gueule. Jusqu’à maintenant, on n’était absolument pas sur le résultat, mais maintenant on va être un peu plus sur le résultat parce qu’on voudrait chercher à se qualifier. Mais il y a un match qui devrait être un peu plus compliqué on devrait prendre un point ». « Non mais il se fout de notre gueule ! »
On fait les matchs retour, on gagne tous nos matchs. J’avais dit cela parce que j’en était convaincu, on avait de la méthode. On avait analysé les forces en présence, c’est-à-dire que nos compositions d’équipe étaient faites pour performer collectivement, on faisait des expérimentations, on changeait les joueurs de postes, … parce qu’on savait que cela allait les faire grandir et faire grandir le collectif.
L’année suivante, on perd à Colomiers en demi- finale des championnats de France. Cela faisait 20 ans, que nous n’avions pas atteint un tel résultat dans le club. A la fin du match, je réunis les mecs : « On a perdu aujourd’hui, mais vous savez quoi ? L’année prochaine nous ne perdrons pas un seul match et vous verrez que quelques-uns d’entre vous feront la Coupe du Monde junior au Pays de Galles en 2008. » Il y avait une telle relation une telle confiance que les mecs sont en larme.
La saison suivante, on ne perd pas un seul match, on est champion de France, invaincu sur la saison. Et l’on perd des matchs que l’année d’après, en demi ou en finale. Pratiquement deux ans sans perdre un match.
FD : Quelle a été la réaction de la direction ? « Heureusement qu’on l’a recadré, maintenant ça marche ? ».
SB : On avait créé une machine de guerre. Le club avait gardé un mauvais souvenir d’une période où les joueurs de première avaient pris le pouvoir dans le club. Et cette perspective-là leur faisait très peur. Dans la mesure où les meilleurs jeunes joueurs étaient supposés monter en Pro, je crois qu’ils craignaient de perdre la main sur ces joueurs. D’ailleurs la plupart sont allé jouer dans d’autres clubs. La direction voulait en virer certains. Mais nous, on s’y est opposé. Je pense à Anthony F. Tout le monde pensait qu’il était à l’école, il n’était pas à l’école, … « Il faisait un peu la piste » le jeudi soir. Voilà, il n’était dans le modèle souhaité par le club. Si tu ne vas à l’école tu n’es plus dans les valeurs du club. Et c’est logique.
FD : Mais le club a gardé quelques joueurs.
SB : Oui, on était quand même proche d’Alain Y., l’entraîneur des pros qui avait bien vu les qualités de certains joueurs, et s’est fait leur avocat auprès des dirigeant du club. A cette période, un international devait être recruté mais on a réussi à convaincre Alain de garder Anthony F., « ça me va bien et en plus il nous coutera moins cher ». Et le petit en question, champion de France avec les juniors, …6 ans plus tard, c’est lui qui permettra au club d’être champion de France pour la première fois de son histoire… en 2010. « L’incident critique » comme certains disent, le joueur qui fait basculer le match, le joueur qui met le drop qui permet s’éloigner de l’adversaire et de gagner le match. L’histoire est extraordinaire. A ce moment-là, peinard, je suivais le match à la télé. Après le match, je reçois un texto des petits, « Merci tonton ». C’est tout.
Une de mes plus grandes satisfactions est que de nombreux jeunes joueurs dont nous nous sommes occupés, ont vécu de si belles choses qu’ils sont devenus coachs du top 14.
Antony Floch actuellement dans la promo qui prépare le DE Rugby) entraîneur des espoirs avec une proposition d’entraîner les PRO de Montpellier, Romain Carmignani, jean Baptiste Paquet, Seb Morel et Seb Boboul staff pro La Rochelle, Remi Vaquin staff pro d’Agen, Domingo dans le staff de Pau, Mirco qui entraine à Ussel, Manu Etien à Mazamet et Quillan, Jean Baptiste (DTN à Maurice) et la liste n’est pas exhaustive.
On avait développé une telle relation, humaine, charnelle, fabuleuse. On continue avec certains de s’appeler souvent, on échange : « Comment tu ferais pour … ? » Dès leurs premiers pas comme entraîneurs, je me suis abstenu d’intervenir auprès d’eux. J’ai créé une absence physique, relationnelle. Ça pouvait être dangereux parce que j’avais créé à mon insu une véritable situation de dépendance. Jeunes entraîneurs, il fallait aussi à leur tour qu’ils expérimentent, innovent dans leur environnement. Récemment, j’ai revu Jean-Baptiste, qui bosse dans le staff pro de La Rochelle. C’était comme si je l’avais quitté la veille alors que je ne l’avais pas revu depuis 20, 25 ans. Il a eu sa vie, joueur pro, des enfants…, et quand on s’est revu, il est venu vers nous avec un grand sourire « Qu’est-ce que vous m’avez inspiré ! ».
FD : Comment la fantaisie se traduit-elle dans votre façon d’entraîner ?
Michel Verger : Ce qui intéressant en tant spectateur, c’est de découvrir comment une équipe est capable d’innover pour surprendre ses adversaires. Je me souviens chez les jeunes Colomiers où ils sont arrivés à la touche à treize et ont marqué l’essai. A l’époque ce n’était pas interdit par le règlement. Mais personne ne l’avait réalisé auparavant. C’est cette ingéniosité qui m’intéresse beaucoup au rugby.
SB : On s’amusait à foutre le bordel dans la tête des adversaires….
On faisait même des touches où on serrait tous les mecs au 5 mètres, ça tournait, ça changeait. On inversait les avants avec les trois quarts. Sur la mêlée on mettait la troisième ligne à la place de l’ouvreur et des centres pour aller les affronter plus directement.
Une autre anecdote : La première année avec les juniors, cela faisait 15-20 ans que le club n’avait pas accédé à un quart de finale. C’était à la génération avec Manu E comme capitaine lequel entraîne encore. Dernier match à domicile pour se qualifier. Le vendredi à l’entraînement, il n’y a pas les responsables. On savait que l’équipe que l’on jouait était des « Ratagasses ». Des types qui montaient en ligne qui te saccageaient la tronche, et qui aussi jouaient la qualification.
Moi, j’étais en expérimentation sur le jeu. Je me suis dit : « Proche des lignes adverses, quand tu es prêt à marquer, ils attendent tellement que tu joues à la main. Ils te mettent tellement de pression que la vérité est juste derrière. Au pied. » Par habitude, on ne joue pas au pied quand on est proche des lignes adverses, le jeu au pied étant plutôt utilisé sur nos lignes arrière pour nous dégager. Nous, on avait décidé de faire l’inverse. On avait étudié la situation, contextualisé et décidé avec les joueurs que si on était proches des lignes, avec une pénalité, on jouerai au pied en masquant notre intention pour obliger les adversaires à monter sur nous.
Je pense à Jonathan S. Moi, jusqu’au-boutiste. « Si tu ne caches pas ton geste, c’est compliqué. Tu t’approches d’eux, et tu fous le ballon derrière. « Voilà tu te tournes et tu tapes retourné. T’as vu ce n’est pas compliqué ? « Non ce n’est pas compliqué. »
Donc, c’est parti. Il reste 7 minutes à jouer, on perd de 3,4 points. Les petits ne tentent pas la pénalité ni la pénal-touche, posent le ballon à 5 mètres de la ligne. On avait un peu organisé ça.
Les 14 joueurs de notre équipe se mettent en ligne et on avait mis des grands sur les couloirs. Le petit joue la pénalité, en face ils se lancent comme des sangliers, on se dit ça va taper fort. Notre petit n’avaient que l’embarras du choix. Deux options avaient été déterminées, d’un côté ou de l’autre, Il s’avance dans son camp et fait un retourné, les 14 montent, et on plante l’essai, on gagne et on se qualifie sur ce match-là.
Les dirigeants nous réceptionnent après.
– Eux : Mais qu’est-ce que vous avez fait ?
– Nous : On a marqué un essai.
– Eux : Ce n’est pas absolument pas académique, on n’a jamais vu ça. Et si ça n’avait pas marqué ?
– Nous : Ça a marqué, on est qualifié.
– Eux : Non, mais si ça n’avait pas marqué ?
Ça a été des discussions pendant des minutes et des minutes. Et en plus moi, un peu coquinou, à faire le con, l’abruti, …
– Nous : Si ça a marqué.
FD : Mais d’où viens-tu ?
SB : (Éclat de rire). D’où je viens ? Je jouais arrière, ouvreur dans les années 90. Mais quand je jouais, j’avais des entraîneurs qui se mettaient les mains sur la tête : « Mais qu’est qu’il fait encore ? ». Notamment ma dernière année au haut-niveau… l’entraîneur ne me faisait pas jouer en partie à cause de ça. Non pas parce que j’avais du mal à respecter le système de jeu choisi, mais j’adorais jouer. Mais vraiment jouer, foutre le bordel. Je faisais croire que j’allais là-bas, et j’allais ailleurs. J’adorais innover, imaginer, expérimenter, créer la surprise. Par la suite, comme entraîneur, j’ai essayé de transmettre cette approche et ces valeurs.
Les jeunes que j’entraînais, sont devenus de vrais « joueurs ». « Comment on va leur niquer la gueule ». Et ils savaient que moi j’étais filou et ils attendaient ça … « Qu’est-ce qu’il va encore nous faire ? » Les analyses vidéo n’étaient jamais les mêmes. Ils savaient que je pouvais faire des imitations. Lorsque j’étais entraîneur de l’équipe de France junior ou de l’équipe de France féminine, ils attendaient tous le moment où : « Il va se passer quelque chose ». Et je ne savais pas des fois, ce qu’il allait se passer. Je n’ai pas toujours été très bon ! Mais je me régalais. L’idée était voilà : « Il va se passer un truc sur le terrain ». Celui qui copie est souvent deuxième donc INNOVONS !!
Une autre anecdote : Nous, on entraînait les juniors… A ce moment-là est arrivé un staff étranger qui entraînait l’équipe première. Sur nos touches, on gagnait tout, pas avec le doigt … les entraîneurs gueulaient parce ce que ce n’était pas académique et on faisait les levées de rideau des matchs pros à ce moment-là.
Au lieu de venir nous voir et échanger, ils ont tout noté. Ils notaient notamment le déplacement des joueurs et le nombre de pas qu’ils faisaient en touche qui permettaient de contrer. Et eux, ils pensaient que la solution se trouvait dans le nombre de pas. C’était un nombre de pas. Mais nous, le nombre de pas, il n’est jamais le même parce que la consigne était de se déplacer et de se démarquer. Quand tu es démarqué tu sautes. Dès fois, c’était 4 pas, des fois 0 pas, et hop. Et les autres notaient « dans ce couloir 7 pas, 6 pas ». Le dimanche d’après, ils n’avaient toujours pas de ballons. Le match d’après ils n’avaient toujours pas de ballon ces imbéciles, au lieu de venir nous voir, …Nous étions vraiment sur de la lecture tactique, …et eux étaient sur du stratégique tout préparé, … et ils n’ont jamais réglé leurs problèmes.
FD : Comment se fait-il que les directions des clubs soient aussi enfermées dans leurs histoires, leurs cultures, leurs représentations… sans interroger les faits.
SB : Tu connais l’expression « avoir raison trop tôt ». A un moment donné, j’ai fait le deuil d’une quelconque reconnaissance. Tu te dis, ils vont analyser ce qu’il s’est passé. Il s’est passé quelque chose. Eh bien non, ils n’en étaient pas là. Au début cela m’a amené beaucoup de frustration. Je me disais, ce n’est pas possible. Ça marche ! Les gamins, ils font demi-finale, derrière ils enquillent la finale, ils sont champions de France, et puis l’année d’après sont tous finalistes et après, ils montent tous en espoir. Et ils sont une fois, deux fois, trois fois champions de France. Et une grande partie de cette génération, arrivée en 2010, remporte le championnat de France. Jamais en plus de 100 ans, le club n’avait réalisé ça. J’ai compris que peut-être j’étais un incompris. Et comme ce n’est pas ça qui fait tourner mon nombril, …
Ce constat est lié à l’histoire du club. Ils se sont construits comme ça sans réellement remettre en question nos habitudes, notre représentation du jeu. Ils ont hérité d’une histoire dont ils se sont nourris en obtenant à l’époque quelques bons résultats. Mais après, ils se sentent obligés de transmettre à l’identique dans le respect de la « culture » du club. Le problème est qu’ils se rassurent entre eux au nom de l’histoire du club et des récits des anciens. Et quand ils voient arriver un mec qui propose autre chose, il est vite considéré comme un OVNI. Et même si tu as des résultats avec ce que tu proposes, ils vont te dire : « Ouais, mais il a eu du cul ! » « Ouais, t’es tombé sur une bonne génération… ». Il a toujours un truc, mais ce n’est pas toi. Ce n’est pas ce que tu as proposé. Lorsque j’étais convoqué, j’étais curieux d’entendre ce qu’ils avaient à me dire, ce qu’ils voulaient faire…
FD : Cela interroge la notion de transmission de la culture, des valeurs, des styles de jeu au sein des clubs. Au nom de la transmission, les clubs n’ont-ils pas tendance à se fermer à l’innovation, à la fantaisie, à l’expérimentation ?
SB : Oui la transmission est un joli mot, Mais qu’est-ce que l’on transmet ? Quelle est la vision du jeu moderne ? Le danger est effectivement que les clubs se referment un peu sur eux-mêmes cultivant les secrets les méthodes et les techniques qui ont porté leurs fruits dans le passé du club. Mais se renouveler est toujours difficile parce qu’il est un moment où il faut lâcher le rocher auquel on est accroché et se jeter à l’eau.
Dans le sport de haut-niveau, il n’y a pas de certitude. De nombreux clubs misent sur la valeur combat, mais de quel combat s’agit-il ? Et cela devient même leurs fonds de commerce. C’est terrible ! C’est cela qu’il faut interroger. Le rugby n’est pas le combat pour le combat.
FD : Cette curiosité, cette ingéniosité à explorer, à inventer n’est-elle pas au cœur de ton approche de la formation des entraîneurs ?
Oui, je crois que ce qui me caractérise est le besoin de toujours explorer, d’avancer des hypothèses, d’expérimenter, …
Lors de mon mémoire pour le professorat de sport en 2000 j’avais abordé la thématique de « la transversalité, en judo, lutte et Hand dans le rugby ».
En 2000, je me suis penché sur le Hand-Ball et j’ai compris que la circulation des joueurs était essentiellement élaborée autour de la balle en point d’appui … Le fait que le ballon aimante momentanément le regard de tout le monde, offrait des possibilités de surprise de ceux qui n’étaient pas sur le ballon. Pendant ce temps on va faire les cons. Je l’importe au rugby et me dis sur les rucks, on va faire la même chose. On va placer un joueur très à plat, on va mettre le ballon très proche de l’adversaire. Pendant que ce ballon est là, …proposer des circulations de joueurs de partout. « Un vol de faisan quand il y a un coup de fusil. Pan Pan … » et là, c’est devenu encore plus rigolo. Systématiquement gruyère, les mecs (adversaires) tous sur les talons… Qu’est-ce qu’il se passe… (bruit de la poule). On transperçait à chaque fois.
On est en 2001 – 2002 – 2003, l’anecdote est rigolote parce que 15 ans après, j’ai un joueur, un « titou » que j’ai eu et qui a basculé dans l’entraînement et qui m’appelle et me dit : « Seb, je viens de voir les All-Blacks qui font la même chose » (Les All-Blacks ont toujours été dans l’expérimentation). Les blacks ont mis plus de dix ans à expérimenter. Ce n’est pas le contenu qui compte le plus, c’est la vision et les processus d’implication, de partage, de création que tu engages avec les joueurs. C’est pour cela qu’il faut être joyeux, un peu roublard.
FD : Il me semble que l’important est de créer un climat joyeux, comme préalable à la rencontre, à l’engagement, à la création. Le lien s’établit souvent chez toi par le sourire, l’éclat de rire. Comment rencontrer l’autre ? La difficulté est bien de susciter l’adhésion sur des temps aussi courts.
SB : Sélectionneur de l’équipe de France des jeunes, on avait passé 15 jours ensemble pour préparer la finale de la coupe d’Europe en Italie. Les mecs ne parlent plus. Guronsan, café, silence, … Les joueurs paraissaient très oppressés par l’enjeu.
Vous avez une heure et vous revenez. Vous devez monter des sketches, le regard que vous avez sur les dirigeants, les trois-quarts sur les avants, les avants sur les ¾, sur le staff…
Réaction des dirigeants : Quoi, quoi…. On ne parle pas du match ?
Ils ont fait 40 minutes de théâtre. Extraordinaire.
Je revois un dirigeant : « Mais là ils m’imitent, ce n’est pas possible. » Ils l’avaient imité. Je ne sais pas si tu te souviens d’André P., un manager, c’était à pisser aux culottes. Sur le papier on était la deuxième meilleure équipe. Les anglais, considérés comme des brontosaures, nous ont battu logiquement battu dans un match déséquilibré.
Sur une autre rencontre, un « Pilar » adorait les oiseaux et imitait extrêmement bien les cris. Le jeu était que chacun pousse son cri d’oiseau ou un cri d’animal. Tout le monde étant aligné, c’est arrivé aux dirigeants… et on voit le président de la délégation pousser un cri de poule. Magnifique ! Ça a amené de la joie. C’est un des aspects sur lequel je travaille beaucoup.
Lorsque tu as une mission de sélectionneur, tu n’as plus le temps de travailler sur les touches, les mêlées, … le travail doit avoir été fait en amont. Il est important à mon avis de créer rapidement un climat de joie. Je les mets en régression à travers des jeux à la con, de brouettes, les yeux fermés, … « Ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer », et très vite ça prend. Parce le jeu permet rapidement de créer des liens entre des joueurs sélectionnés ne se connaissaient pas bien car ils étaient issus de différents clubs. Et sur le terrain, Nom de Dieu ! Ça fait des effets de fou. Mais tout cela, c’est en fonction du moment, de la situation. C’est une ampoule qui s’allume. C’est à moi de créer ces conditions. Il arrive parfois que cela ne prenne pas !
En Irlande. Premier match, ça ne se passe pas bien par rapport à ce que l’on proposait. Ce groupe-là était composé de Catalans, Toulonnais, … déjà les pères se foutaient sur la gueule, les grands-pères se foutaient sur la gueule. Ils arrivaient « Oui, ton père connait le mien, … Gnangnan … ». J’ai même vécu un putsch au sein de l’équipe. Il m’a fallu accepter le conflit, la rébellion collective.
Match suivant contre l’Angleterre, puisqu’ils contestaient la préparation, je leur ai proposé de faire la préparation comme ils le souhaitaient. Ils avaient mis le combat et la violence au cœur de leur stratégie. Ils me pètent le nez du petit Antoine E. Une violence dans le vestiaire…. Ils rentrent sur le terrain pour « tuer » leurs adversaires. Nous prenons 30 pions. Retour après-match. Analyse vidéo. Je fais un petit montage de 3 minutes. « Messieurs vous allez assister à des scènes d’horreur. Ames sensibles s’abstenir. Moins de 18 interdit !!! ». Théâtralisation.
« Nous allons assister à une scène, je montre ce qui s’est passé avant. Vous êtes des animaux, c’est la guerre. Coup d’envoi. » Et je fais pause au moment où l’anglais réceptionne le ballon. « Vous allez assister à un mec qui va se faire trucider en direct…. Vous êtes prêts ? La séquence suivante, l’anglais esquive et passe le français. Sur un ton ironique « Ce n’est pas possible. Excuse-moi, je croyais que c’était celle-là mais cela doit être l’action suivante. » Sur le coup d’envoi, on prend un essai, ils passent 5 français en une passe ou deux.
La morale de l’histoire est qu’ils ne sont pas préparés au jeu mais à un combat qui n’avait rien à voir avec le jeu.
Propos recueillis par Francis Distinguin – CNEA FONT-ROMEU
[1] Le ballon de rugby aime à la fois être dorloté au creux des paquets d’avant, et prendre l’air au gré d’une sarabande de passes. Quand le ballon est transmis de main en main dans l’esprit d’aller marquer un essai, on dit que la gonfle « chante ». Elle est donc heureuse.